Fabrice Bonnifet (C3D) : « Les scientifiques doivent être les premiers leviers de transformation de l’entreprise »

Publié sur carenews.com


Président du Collège des Directeurs du Développement Durable (C3D), Fabrice Bonnifet est aussi directeur développement durable & qualité, sécurité, environnement du Groupe Bouygues. Il nous livre son regard sur la crise actuelle et exhorte les entreprises à faire évoluer leurs modèles d’affaires pour lutter contre le réchauffement climatique. 
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  • Comment vont les activités du C3D en ce moment ?
Nous compensons avec les outils numériques ce que nous ne pouvons pas faire en présentiel. Nous organisons des webinaires deux fois par semaine pour accompagner nos 164 membres dans cette période de crise. L’idée est de les aider à réfléchir sur les enseignements que l’on peut en tirer pour être mieux armés quand on reviendra à la normale. Même si pour nous, le monde normal est anormal. 
On discute beaucoup dans les médias de la notion de « monde d’après ». Comment ne pas repartir dans les mêmes travers que ce qui nous a conduits à la crise du Covid-19 ? Si nous ne voulons pas que de tels épisodes se reproduisent, il faudra changer notre mode de fonctionnement. Le rôle des directeurs de développement durable est justement d'accompagner les entreprises dans l’évolution de leurs modèles, pour respecter les écosystèmes et faire face à la déplétion des ressources qui s'accélère. 
Nous réfléchissons donc beaucoup sur ces enjeux et cela passionne nos membres. Ils auront des arguments à opposer aux cyniques et aux sceptiques lorsqu’ils retourneront dans leurs organisations. Hélas, ils sont encore nombreux autour de nous, plus que les porteurs du virus et plus toxiques encore. C’est un long combat. 
  • Depuis la crise, les entreprises se sont mobilisées pour fabriquer des masques ou du gel hydroalcoolique. Certaines ont fait des dons, soutenu des associations... Que révèlent ces engagements selon vous ?
Cela me paraît banal. Heureusement que les entreprises se mobilisent ! Ce n’est pas de la philanthropie. Elles ont tout intérêt à ce que l’on se débarrasse du virus et que l’économie reparte ! Que des entreprises se mobilisent pour fabriquer des masques ou du gel, pour celles qui savent le faire, cela me semble évident. Une entreprise ne mérite pas la légion d’honneur pour ça. Chez Bouygues, nous avons acheté un million de masques pour les personnels soignants et certaines de nos filiales ont fabriqué du gel. C’est très bien, mais on n’attend pas des « merci », des « hourras » ni que l’on nous applaudisse à 20 heures.
  • Dans le même temps, la question fiscale a de nouveau été opposée à des entreprises qui se disent « engagées » dans cette crise. Dans une tribune publiée sur Libération, des chercheurs ont estimé que l’équivalent de 58 hôpitaux de taille moyenne n’étaient virtuellement pas financés à cause des stratégies fiscale du CAC40. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Je ne suis pas fiscaliste. Une chose est sûre, les entreprises doivent respecter la loi. Mais lorsque certaines options fiscales existent, il est difficile de reprocher à une entreprise d’en profiter et de chercher à dépenser le moins possible. Elles ont longtemps eu le droit de défiscaliser leurs dons à hauteur de 60 %, par exemple. Maintenant, si certaines font de l’optimisation fiscale dans les paradis fiscaux, que la justice fasse son travail et les sanctionne. 
  • Vous défendez l’idée qu’il faut exiger des entreprises bénéficiant d’aides publiques des contreparties climatiques. Sont-elles prêtes à les accepter ? 
Bouygues n’est pas concernée par ces aides d’État. Donc il faudra poser la question aux entreprises concernées, mais je doute qu’elles soient prêtes. Je n’ai bien sûr rien contre le fait de sauver ces entreprises car c’est une façon de sauver les emplois. C’est bien là le véritable enjeu. Mais parce que c’est l’argent des Français qui est en cause, il me semble naturel qu’il y ait des contreparties. La Finlande a d’ailleurs été très exigeante sur ce point.
La moindre des choses — et cela n’a pas été fait — aurait été de demander aux entreprises aidées d’aligner leurs stratégies avec l’objectif de réchauffement climatique limité à 1,5°C, institué par l’Accord de Paris. ll s’agirait juste de se mettre en conformité avec cet accord que la France a signé en 2015. Mais les pouvoirs publics ont préféré s’en remettre à la bonne volonté des entreprises. Or la bonne volonté, dans le milieu du business, c’est un rêve éveillé. 
  • Pensez-vous que cette crise puisse favoriser la prise en compte des enjeux de développement durable dans les entreprises ou au contraire la ralentir ?
La crise des subprimes de 2008 aux États-Unis avait fait tanguer la finance mondiale. En France et de nombreux pays, on avait creusé la dette publique pour recapitaliser les banques. Alors que de nombreuses bonnes volontés avaient émergé à la suite du Grenelle de l’environnement, il fallait à tout prix faire repartir la machine économique et sauver les emplois du monde d’avant. En 2012, Nicolas Sarkozy avait même dit « toutes ces questions d’environnement… ça commence à bien faire ». 
L’environnement a été oublié jusqu'à la Conférence de Paris en 2015, alors que les crises dues au dérèglement climatique se faisaient sentir partout sur la planète. Puis, à partir de 2019, on a assisté à une vraie prise de conscience des comités de direction dans les entreprises et à un début de prise de conscience dans la finance mondiale. Cette dernière commençait à flécher des capitaux vers des business plus responsables. 
Puis, fin 2019, le Covid-19 est arrivé, encore plus violent que la crise de 2008. Tôt ou tard, on sortira de cette crise. Il y aura donc une tentation des thuriféraires du monde d’avant de mettre les engagements environnementaux de côté pour privilégier le gain financier. Des entreprises et des dirigeants plus lucides diront que ce qui nous a conduits au Covid-19, c’est aussi notre modèle de développement. Un modèle obsolète d’un point de vue mathématique, car il ne peut pas y avoir de croissance infinie dans un monde fini en ressources. Ce modèle nécessite d’utiliser toujours plus de matières premières, de raser les forêts, de vivre de plus en plus proches d’espèces sauvages…. 
Sur le plan politique, le combat ne sera pas entre les libéraux ou les populistes, mais entre les partisans de la mondialisation telle qu’on la connaît et ceux qui veulent préserver les écosystèmes et le vivant. Dans les entreprises, on a plutôt intérêt à choisir le camp des scientifiques car on sait que le business, c’est des matières premières transformées, de l’énergie, des machines et de l’intelligence humaine. Sans ces ressources, on ne pourra pas continuer. Donc il faut vraiment faire évoluer les modèles d’affaires pour sauver le climat et l’humanité, car avec un monde à +6°C en 2050, il ne subsistera pas grand chose de l’économie. 
Il nous reste 30 ans pour aller vers une prospérité sans croissance de flux physiques carbonés avec un modèle économique davantage basé sur la coopération, les usages et la circularité. La bonne nouvelle, c’est qu’il existe des solutions dans tous les secteurs (sauf l’aviation civile). Il suffit maintenant d'accélérer leur mise en œuvre.
Oui, entre autres. Dans l’entreprise contributive, nous disons que les scientifiques doivent être les premiers leviers de transformation de l’entreprise. Ce n’est pas une norme mais un concept de bon sens. Il est d’ailleurs assez intéressant de voir qu’aujourd’hui, les politiques se réfugient derrière les scientifiques pour justifier des mesures un peu autoritaires, comme le confinement. La pilule passerait autrement assez mal. 
En ce qui concerne le climat, les scientifiques disent que l’on va dans le mur depuis plus de 50 ans, mais les conséquences sont plus diffuses. De plus, tout le monde ne vit pas le changement climatique de la même manière, donc on reporte toujours à demain les décisions qui devraient être prises aujourd’hui. Le changement climatique est trop rapide par rapport à ce que peut supporter la nature et trop lent pour la nature humaine…
Ce qui est important avec le modèle de l’entreprise contributive, c’est de faire en sorte que la raison d’être de l’entreprise prenne en compte les recommandations scientifiques. Donc la première chose que les entreprises doivent faire pour se revendiquer « durables », c’est de diminuer drastiquement leurs émissions. S’agissant de la ressource eau, le business ne peut être contributif que si l’entreprise remet dans la nature au moins la même quantité d’eau propre que ce qu’elle a prélevé. Idem avec les arbres : il faut a minima replanter l’équivalent de ce qui a été utilisé. Ensuite, il faut changer les modèles d’affaires, les process, la commercialisation, le mode d’innovation, le système de management. Tout cela en même temps. L’entreprise contributive est facile à comprendre mais difficile à mettre en œuvre, car il y a encore beaucoup de résistance. La fiscalité n’est pas non plus forcément adaptée à ce type de transition. Il faut encore beaucoup d’éducation et beaucoup de prêche.
Propos recueillis par Hélène Fargues