Vers le site du Museum de Toulouse
La récente publication d’un article quantifiant la disparition des
insectes dans des écosystèmes qui semblaient protégés a fait l’effet
d’une bombe dans la communauté scientifique, et pas seulement chez les
entomologistes. Pour la première fois, une véritable étude scientifique,
avec un protocole ultra rigoureux, et menée sur près de trois
décennies, mettait des chiffres sur une impression que les observateurs
de la nature ont depuis bien longtemps : il y a de moins en moins
d’insectes. Les résultats de l’étude dépassent, et de loin, les
prévisions les plus alarmistes.
Image : Saturnia pavonia mâle (le Petit Paon de Nuit) photographié sur haie de prunellier, avril 2004 Laplume (47310) © Jean Haxaire
Dans
cette impression collective de disparition des insectes, il convient
évidemment de se poser la question suivante : n’est-on pas là dans la
fantasmagorie du « c’était mieux avant », où on idéalise une époque
révolue qui est bien souvent celle de notre jeunesse ? Une impression
n’a pas valeur de preuve, même si elle est largement partagée. Le
scientifique se doit toutefois de ne pas balayer du revers de la main ce
que le public lui renvoie. Même une rumeur peut s’avérer fondée.
En criminologie, on parlerait de faisceau de preuves. Ça ne permet pas d’inculper un coupable, mais ça oriente quand même bien une enquête.
Une des premières démarches est l’approche naturaliste. Il n’est pas difficile de faire un simple travail de bibliographie. Que nous disaient les anciens traités, les catalogues et inventaires des deux siècles précédents ? Quand on connait un peu la faune d’un pays, et en l’occurrence la faune de France, on se rend bien compte qu’il y a des choses qui étonnent. Je l’ai vite remarqué avec les papillons nocturnes de notre pays. Telle ou telle espèce, notée « espèce commune sur tout le territoire » est désormais introuvable, ou ultra localisée en quelques biotopes montagnards remarquablement préservés. Mais là encore, l’insecte était-il vraiment « commun partout » comme indiqué ? Par chance, la vérification est aisée, il suffit de consulter les anciennes collections, souvent regroupées dans un seul organisme, le Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris (MNHN).
Figure 1 : Femelle de la désormais rare Arctia festiva (Hufnagel, 1766). © Jean Haxaire
Autrefois, en effet, la collection était l’activité quasi automatique, j’allais dire naturelle, du naturaliste. On collectait, puis on publiait sur la base de spécimens naturalisés. Ces collections représentent désormais des instantanées de l’ancienne situation, et le constat est parfois violent. Pour ne parler que des papillons de nuit (les anciens « Hétérocères »), les exemples fourmillent. Parmi eux, le plus emblématique est probablement celui de la splendide Arctiinae Arctia festiva (Hufnagel, 1766) (figure 1). En consultant les anciens traités, ainsi que les vieilles collections, on trouve des séries de ce papillon provenant d’une grande partie de la France. Le papillon volait sur le littoral atlantique de la Gironde à la Vendée, remontant jusqu’en région parisienne, et aussi sur le pourtour méditerranéen des Pyrénées orientales aux Alpes Maritimes, traversant le Massif Central pour gagner la Moselle et la Marne avec même des signalements dans le Pas de Calais. Désormais, le papillon est ultra localisé dans l’extrême sud-est, ne survivant que dans de très rares localités (figure 2). Mais au moins en reste-t-il.
Figure 2 : Régression de l’aire de répartition d’Arctia festiva en France depuis un siècle.
A gauche, ancienne répartition (hypothétique) estimée à partir des données antérieures à 1940.
A droite, répartition actuelle © Jean Haxaire
La situation est nettement plus dramatique pour une autre Arctiinae, Diacrisia metelkana (Lederer, 1861) autrefois inféodée à nos zones humides de l’ouest de la France, et plutôt abondante même si localisée. Ce papillon que plus personne ne trouve a probablement disparu de la faune de France.
Pour le premier, les causes sont très probablement le morcellement de son territoire, rendant impossible le flux génétique entre les populations, séparées les unes des autres par d’immenses zones cultivées. Pour la seconde, l’assèchement des zones humides, également pour des occupations agricoles, a eu raison de cette splendide espèce, ainsi que des centaines d’autres.
L’importance de la collection (à but scientifique, bien entendu), si fortement décriée de nos jours, est ici clairement démontrée. On ne protège que ce que l’on connait, et pour comprendre ce que nous avons perdu, il convient de savoir ce que nous avions. Mais c’est là un autre débat.
On pourrait multiplier les exemples de ces insectes que l’on n’observe plus à l’infini, pour finalement se poser toujours la même question. Comment faisaient les « anciens » pour trouver aussi facilement telle ou telle espèce ? La réponse est très probablement que la dite-espèce était autrefois relativement commune. L’examen des cartes de répartition espèce par espèce, séparant les données anciennes et récentes le montre bien. Pour des dizaines d’entre-elles, nous n’avons plus de données récentes, en gros depuis 1980. Le constat est encore plus net pour les papillons de jour (les anciens Rhopalocères).
Mais là encore, on pourra rétorquer que les anciens étaient plus performants dans leurs recherches, que les techniques de prospection étaient plus rigoureuses, ou juste différentes. Ça n’est pas toujours faux. Désormais, la solution de facilité largement adoptée dans le domaine des papillons de nuit est le piégeage lumineux, et nous savons que beaucoup d’espèces de papillons de nuit ne viennent pas (ou peu), à la lumière. Pour répondre à la question initiale, à savoir « y-a-t-il une vraie diminution des populations d’insectes ? », il fallait trouver l’étude rigoureuse, élaborée sur le long terme, dans des conditions identiques et sur un vaste territoire.
Il en sera de même pour le très argumenté « Worldwide decline of the entomofauna » de Sanchez-Bayo & al., 2019, Ce papier résulte d’une importante recherche bibliographique, ça n’est pas une étude en soi, mais plutôt une compilation des constats catastrophistes établis sur l’ensemble des écosystèmes terrestres (avec toutefois une focalisation sur l’Europe et l’Amérique du Nord). Il donne une tendance, montre que les disparitions sont massives et planétaires, et plus intéressant, il commence à désigner des coupables. En tête de ces facteurs, et on ne s’en étonnera pas, 49,7% des disparitions seraient dues à la destruction des habitats par l’agriculture intensive, la déforestation (toujours pour l’agriculture) et l’urbanisation. Second facteur, la pollution (25,8%) et en particulier les pesticides agricoles, plus toute une série de facteurs environnementaux divers (17,6%). Le constat est alarmant, puisque selon les auteurs, la moitié des insectes du monde est en fort déclin, un tiers étant au bord de l’extinction. Les auteurs proposent comme solution une solide politique de reboisement et une diminution drastique des intrants chimiques dans les agrosystèmes. Je rejoins totalement cette position.
Figure 3 : Epandage de pesticides. Photo Pixabay/Kurt bouda
Ce travail sera immédiatement décrédibilisé par Thomas, Jones & Hartley., 2019 dans un article nommé non sans une certaine ironie « Insectageddon : A call for more robust data and rigorous analyses ». Il est reproché aux auteurs d’avoir mené une enquête en ligne, travail statistique sur les articles sortant année après année et parlant du déclin des populations d’insectes, sans jamais tenir compte des travaux démontrant qu’en certains endroits, les insectes semblaient se porter plutôt mieux. On leur reproche donc une enquête à charge, ce qui en soit n’est pas faux, Sanchez-Bayo et ses collègues annonçant clairement dans la partie méthodologie de l’article avoir systématiquement utilisé le mot « déclin » dans leur moteur de recherche pour choisir leurs articles. On peut rétorquer que quand on fait un article sur le déclin des insectes, on lit les papiers parlant de ce sujet, et que le fait qu’en certains endroits, les populations semblent épargnées par un phénomène planétaire ne minimise absolument pas l’ampleur du désastre. La conclusion de l’analyse critique de Thomas & al. joue, à mon sens, contre ses auteurs, puisqu’ils reconnaissent que certes les pesticides font chuter toutes les populations d’insectes, mais que ne plus en utiliser augmenterait de 70% les pertes agricoles, et que si en effet l’agriculture est responsable à 80% de la déforestation, il convient de combiner préservation de l’entomofaune et les besoins alimentaires d’une humanité croissante. Ce discours sur les dommages acceptables pour nourrir l’humanité n’est plus audible. Ce que nous perdons à l’heure actuelle, clairement mis en avant par Sanchez-Bayo & al., est irremplaçable.
Le papier de Sanchez-Bayo & al. en a visiblement irrité plus d’un, puisqu’une seconde analyse critique, publiée dans la très sérieuse revue Ecology and Evolution (2019) par Simmons & al. revient sur leurs conclusions, tout en reconnaissant que le message est d’importance. Première salve de critiques, si, en effet, certains groupes d’insectes sont en déclin, d’autres semblent bien se porter (les punaises (Hétéroptères), par exemple). A cela je dirais que ça ne change absolument rien au constat. C’est un tout autre problème. Deuxième critique, l’extinction (si elle existe, ce que ne nient pas les auteurs) ne semble pas homogène sur tous les écosystèmes, et là, on pourrait dire qu’on s’en serait un peu douté. Enfin, il est reproché aux auteurs de considérer qu’une population est en danger si elle a eu une décroissance progressive depuis un siècle, alors que les critères qui permettent de considérer qu’une espèce est en danger (the IUCN* Red List Criteria) stipulent que la décroissance doit avoir été rapide durant les dix dernières années. En clair, disparais vite et je considèrerai ton espèce comme en grand danger, mais si c’est lent et progressif, c’est moins grave. Cette approche de la notion d’espèce en danger d’extinction me semble quelque peu bureaucratique, je laisse le lecteur juge.
J’ai eu un peu de mal à trier les études, tant elles sont nombreuses et argumentées. J’avais envie de parler du superbe travail de Stepanian & al., 2019 qui opèrent une surveillance radar des émergences d’éphémères au-dessus des cours d’eau d’Amérique du Nord et mentionnent une chute des populations de près de 50% entre 2012 et 2020, ce qui est dramatique pour les populations de poissons et d’oiseaux. J’ai plutôt opté pour l’étude à mon sens la plus complète et la plus rigoureuse, effectuée avec beaucoup de précaution par Caspar A. Hallmann & al. sur 63 sites naturels protégés en Allemagne sur une durée de trente années.
Le
premier critère à contrôler est le support. Le travail, « More than 75
percent decline over 27 years in total flying insect biomass in
protected areas » a été accepté par la Revue PLoS One, mégarevue
scientifique diffusée exclusivement en ligne et disposant d’un bon
impact factor. Cette revue est ce qu’on appelle un peer-reviewed
journal, soit une revue avec comité de lecture constitué des meilleurs
experts en la matière. L’article a donc subi un processus de validation
de la part de la communauté scientifique.
L’étude est solide, effectuée sur plus de 30 années en de multiples biotopes bien diversifiés du territoire allemand. Les analyses sont rigoureuses, bien recoupées, les modèles mathématiques utilisés sont classiques et sérieux.
La tendance qui se dessine fait frémir, car elle présente un état (déclin de 75% des insectes volants étudiés, allant jusqu’à 82% au milieu de l’été) et pronostique un désastre futur, en particulier des extinctions massives dans notre entomofaune. L’information la plus alarmante est probablement que ces études ont été menées sur des sites protégés, donc potentiellement intacts. Les auteurs signalent que tous ces sites sont entourés de vastes parcelles agricoles, mais était ce besoin de le dire, ou plus clairement, existe-t-il encore des zones non entourées de parcelles agricoles ?
Même
s’ils prennent d’infinies précautions en signalant que toutes les
variables climatiques n’ont pu être prises en compte, les auteurs
écartent les changements climatiques (le Global Warming) des causes de
cette décroissance. Ils incriminent directement l’agriculture intensive,
l’ampleur des labours, la sur-utilisation des engrais, les pesticides,
le déboisement massif, la fragmentation des habitats et la disparition
des haies.
En fait, ils font le constat qu’implicitement nous faisons tous, entomologistes, ornithologues, herpétologues, botanistes. La nature n’a plus de place, n’a plus SA place. Une image GoogleEarth de n’importe quelle région de France montre l’ampleur du désastre. Des champs cultivés absolument partout où c’est possible, en fait partout où c’est suffisamment plat pour que l’outil agricole puisse circuler.
Figure 4 : Champs de Beauce vus sur Google Earth
Ensuite,
l’agriculture élimine la concurrence (ce que nous appelons la
biodiversité). Les herbicides enlèvent aux insectes leur nourriture (les
fameuses « mauvaises herbes ») et les insecticides achèvent les
survivants.
Les haies qui entouraient les champs, les prairies humides, les zones d’élevage et surtout les bords de route fleuris limitaient les dégâts, offraient un dernier refuge au vivant, et surtout constituaient la fameuse trame verte, mettant en relation les populations, donc favorisant les flux géniques. Hélas, on a inventé le remembrement, les champs sont devenus d’autant plus immenses que les agriculteurs devenaient rares. Ce qui autrefois faisait vivre une cinquantaine de familles est désormais une seule propriété de plusieurs milliers d’hectares, et la démesure des outils agricoles rend possible son exploitation par 1 ou 2 personnes. Ces immenses champs surexploités présentent désormais un sol azoïque et constituent des zones infranchissables pour les insectes survivants. Les populations isolées dans quelques zones refuges dépérissent, et cela explique les chiffres annoncés par l’étude de Hallmann & al., lesquels, globalement conduisent à la même analyse. Oui, les insectes disparaissent massivement, et en des proportions alarmantes.
Figure 5 : Impact de l’agriculture sur les paysages du Lot & Garonne, Laplume (47310) © Odile Paquit.
A gauche, tentative de réimplantation d’une haie.
Je suis persuadé que l’agriculteur aurait tout à gagner à vivre en harmonie avec les écosystèmes. Aseptiser les milieux à coups de pesticides revient à supprimer les pollinisateurs, tous les pollinisateurs et pas que les abeilles comme on nous en rabâche les oreilles à longueur d’article. Il existe d’excellents pollinisateurs parmi les coléoptères, les diptères (mouches), les hyménoptères (guêpes, bourdons, abeilles sauvages), les lépidoptères (papillons) et l’abeille domestique n’est qu’un point parmi un bon millier d’insectes qui font aussi bien sinon mieux le travail qu’elle. Certes, ils ne nous rapportent pas d’argent (du moins directement), mais n’en sont pas moins respectables. Chaque traitement effectué sur l’entomofaune fait chuter la pollinisation et donc le rendement. C’est un langage que l’agriculteur peut entendre.
De plus les traitements suppriment en premier lieu le cortège des prédateurs et parasites des insectes "nuisibles " aux cultures (chenilles, pucerons, cochenilles) alors que les guêpes, frelons, ichneumons nettoyaient les champs gratuitement, et leur élimination va obliger les agriculteurs à augmenter les doses dans une sorte de course aux armements, bien plus coûteuse encore.
C’est là un argument fréquemment évoqué par les chercheurs du CNRS et de l’INRA.
Figure 6 : Bord de route broyé et champ de maïs : biodiversité quasi nulle © Jean Haxaire
Les solutions existent. Il faut bien entendu limiter au maximum l’utilisation des pesticides, qui de toutes les manières, deviennent de moins en moins efficaces. Les insectes produisent des générations rapides, parfois plusieurs en une année, ce qui leur confère un potentiel évolutif hors norme. Ils développent donc des résistances, ce qui oblige à augmenter encore et toujours les doses de poison, et nous ne pouvons ni rivaliser, ni même espérer gagner cette guerre. Il faut stopper cette escalade rapidement, repenser l’agriculture en acceptant des rendements probablement inférieurs mais nettement plus sains.
Sauver notre entomofaune aura un prix, et ce prix, c’est le rétablissement d’une trame verte. Ça n’est pas une idée parmi d’autres, c’est la seule solution. Il faut bien entendu maintenir un minimum de biotopes intacts (des réserves naturelles) et en particulier les biotopes rares (zones humides) mais surtout désenclaver les populations, et pour cela replanter des haies, et des haies natives, avec les plantes locales. Cela se fait déjà dans certaines régions. Les flux géniques doivent s’établir entre les populations, l’insecte doit pouvoir circuler.
Figure 7 : Bord de route riche en espèces végétales et donc en insectes.
C’est la dernière réserve de vie, le champ de colza ou de maïs étant un espace mort, ou pire, toxique, pour tout ce qui vole ou court au sol. Les herpétologistes, les ornithologues, les mammalogistes font de même. Il y a plus de biodiversité sur 1 mètre carré de bord de route (même fauché régulièrement) que sur 1000 hectares de maïs. Laisser vivre les bords de route, ça ne coûte pas un centime. On peut, si la sécurité l’impose vraiment, les faucher une fois par an (et pas plus) en coupant les plantes à une hauteur raisonnable, mais on évite l’horrible broyeuse qui massacre tout (Figure 3). Certains usagers se plaindront des bords de route « sales », mais ce vocabulaire disparaitra rapidement avec l’évolution des mentalités. Nous nous habituerons tous très vite à revoir des fleurs sauvages, et le cortège des insectes qui les accompagne. J’ai calculé qu’avec ces mesures sur les bords de route, et sur la seule France continentale, l’entomofaune pourrait recoloniser près de 300 000 hectares. Cela correspond à 6 fois la surface de la zone cœur du Parc National de la Vanoise, et surtout, cela relie les forêts et zones naturelles entre elles. On peut rétorquer avec raison que ces mesures accélèreront la progression et la propagation des espèces invasives, mais c’est là un prix à payer. Je suis intimement persuadé que l’impact de cette seule mesure serait considérable et évaluable en moins de 3 années.
Dans beaucoup de départements, on voit en bord de route des panneaux indiquant la pratique d’un fauchage raisonné. J’ai le regret de dire que c’est probablement pire qu’avant. Dans mon département (le 47) c’est désespérant. La végétation monte, ce qui crée un véritable « piège à biodiversité » et le broyage survient quand la zone refuge est pleine, anéantissant des populations. Voilà comment la région sauve la biodiversité (c’est inscrit sur les panneaux). Il faut couper, et non plus broyer, en gardant au minimum 30 cm de végétation, et uniquement une fois, à l’entrée de l’hiver.
Alors oui, les populations d’insectes souffrent et disparaissent à l’échelle mondiale, mais localement, des actions sont possibles. Nos insectes méritent bien un petit effort. Reste aux institutions à nous montrer qu’elles souhaitent sauver ce qui peut encore l’être, mais nous pouvons tous, à notre échelle, exercer une pression sur les politiques territoriales.
* The International Union for Conservation of Nature (IUCN)
Article rédigé par Jean Haxaire, professeur agrégé de science naturelle, entomologiste correspondant permanent du MNHN de Paris, chercheur associé à l’Insectarium de Montréal. Il étudie les Lépidoptères Sphingidae du globe, et est auteur ou co-auteur de plus de 160 publications sur le sujet.
Mis en ligne le 25 février 2020
Image : Saturnia pavonia mâle (le Petit Paon de Nuit) photographié sur haie de prunellier, avril 2004 Laplume (47310) © Jean Haxaire
Le syndrome du printemps silencieux.
Je suis entomologiste, et comme tous les entomologistes, j’entends immanquablement, à la fin de chacune de mes interventions publiques, LA question qui ressemble un peu à cela « avez-vous remarqué qu’il y a de moins en moins de papillons ? Quand j’étais jeune, les fleurs de mon jardin en étaient couvertes ». Je passe sur les innombrables variantes de la dite-question, qui peut se rapporter aux insectes attirés par les lampes de jardin, aux guêpes sur les fruits, au chant des grillons et même à la propreté des pare-brise après un long trajet (avant, ils étaient constellés d’insectes écrasés). Même constat partout, et dans toutes les franges de la population. La nature semble s’aseptiser. Et dans le sillage des papillons, il y aura les oiseaux, les amphibiens, les reptiles et même les mammifères, puisque tout est lié dans un écosystème. S’acheminerait-on vers un scénario à la Rachel Carson, et son tristement célèbre « Printemps silencieux » ?
C’était mieux avant ?
Dans
cette impression collective de disparition des insectes, il convient
évidemment de se poser la question suivante : n’est-on pas là dans la
fantasmagorie du « c’était mieux avant », où on idéalise une époque
révolue qui est bien souvent celle de notre jeunesse ? Une impression
n’a pas valeur de preuve, même si elle est largement partagée. Le
scientifique se doit toutefois de ne pas balayer du revers de la main ce
que le public lui renvoie. Même une rumeur peut s’avérer fondée. En criminologie, on parlerait de faisceau de preuves. Ça ne permet pas d’inculper un coupable, mais ça oriente quand même bien une enquête.
Une des premières démarches est l’approche naturaliste. Il n’est pas difficile de faire un simple travail de bibliographie. Que nous disaient les anciens traités, les catalogues et inventaires des deux siècles précédents ? Quand on connait un peu la faune d’un pays, et en l’occurrence la faune de France, on se rend bien compte qu’il y a des choses qui étonnent. Je l’ai vite remarqué avec les papillons nocturnes de notre pays. Telle ou telle espèce, notée « espèce commune sur tout le territoire » est désormais introuvable, ou ultra localisée en quelques biotopes montagnards remarquablement préservés. Mais là encore, l’insecte était-il vraiment « commun partout » comme indiqué ? Par chance, la vérification est aisée, il suffit de consulter les anciennes collections, souvent regroupées dans un seul organisme, le Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris (MNHN).
Figure 1 : Femelle de la désormais rare Arctia festiva (Hufnagel, 1766). © Jean Haxaire
Autrefois, en effet, la collection était l’activité quasi automatique, j’allais dire naturelle, du naturaliste. On collectait, puis on publiait sur la base de spécimens naturalisés. Ces collections représentent désormais des instantanées de l’ancienne situation, et le constat est parfois violent. Pour ne parler que des papillons de nuit (les anciens « Hétérocères »), les exemples fourmillent. Parmi eux, le plus emblématique est probablement celui de la splendide Arctiinae Arctia festiva (Hufnagel, 1766) (figure 1). En consultant les anciens traités, ainsi que les vieilles collections, on trouve des séries de ce papillon provenant d’une grande partie de la France. Le papillon volait sur le littoral atlantique de la Gironde à la Vendée, remontant jusqu’en région parisienne, et aussi sur le pourtour méditerranéen des Pyrénées orientales aux Alpes Maritimes, traversant le Massif Central pour gagner la Moselle et la Marne avec même des signalements dans le Pas de Calais. Désormais, le papillon est ultra localisé dans l’extrême sud-est, ne survivant que dans de très rares localités (figure 2). Mais au moins en reste-t-il.
Figure 2 : Régression de l’aire de répartition d’Arctia festiva en France depuis un siècle.
A gauche, ancienne répartition (hypothétique) estimée à partir des données antérieures à 1940.
A droite, répartition actuelle © Jean Haxaire
La situation est nettement plus dramatique pour une autre Arctiinae, Diacrisia metelkana (Lederer, 1861) autrefois inféodée à nos zones humides de l’ouest de la France, et plutôt abondante même si localisée. Ce papillon que plus personne ne trouve a probablement disparu de la faune de France.
Pour le premier, les causes sont très probablement le morcellement de son territoire, rendant impossible le flux génétique entre les populations, séparées les unes des autres par d’immenses zones cultivées. Pour la seconde, l’assèchement des zones humides, également pour des occupations agricoles, a eu raison de cette splendide espèce, ainsi que des centaines d’autres.
L’importance de la collection (à but scientifique, bien entendu), si fortement décriée de nos jours, est ici clairement démontrée. On ne protège que ce que l’on connait, et pour comprendre ce que nous avons perdu, il convient de savoir ce que nous avions. Mais c’est là un autre débat.
On pourrait multiplier les exemples de ces insectes que l’on n’observe plus à l’infini, pour finalement se poser toujours la même question. Comment faisaient les « anciens » pour trouver aussi facilement telle ou telle espèce ? La réponse est très probablement que la dite-espèce était autrefois relativement commune. L’examen des cartes de répartition espèce par espèce, séparant les données anciennes et récentes le montre bien. Pour des dizaines d’entre-elles, nous n’avons plus de données récentes, en gros depuis 1980. Le constat est encore plus net pour les papillons de jour (les anciens Rhopalocères).
Mais là encore, on pourra rétorquer que les anciens étaient plus performants dans leurs recherches, que les techniques de prospection étaient plus rigoureuses, ou juste différentes. Ça n’est pas toujours faux. Désormais, la solution de facilité largement adoptée dans le domaine des papillons de nuit est le piégeage lumineux, et nous savons que beaucoup d’espèces de papillons de nuit ne viennent pas (ou peu), à la lumière. Pour répondre à la question initiale, à savoir « y-a-t-il une vraie diminution des populations d’insectes ? », il fallait trouver l’étude rigoureuse, élaborée sur le long terme, dans des conditions identiques et sur un vaste territoire.
75% de pertes en 27 années
Des études, il y en a eu comme celle de Macgregor & al., 2019 démontrant une importante chute des papillons nocturnes en Angleterre à partir de 1982. Le problème majeur de cette étude est qu’elle évalue cette décroissance en biomasse, sans distinction spécifique. On peut perdre de la biomasse, mais voir le nombre de taxons demeurer stable ou même augmenter. A l’inverse, on connait quantité de biotopes engagés dans un processus d’appauvrissement, mais où globalement la biomasse des insectes croît par la présence massive d’une seule espèce, souvent inféodée à l’agriculture locale. Bref, la publication de Macgregor sera fortement attaquée.Il en sera de même pour le très argumenté « Worldwide decline of the entomofauna » de Sanchez-Bayo & al., 2019, Ce papier résulte d’une importante recherche bibliographique, ça n’est pas une étude en soi, mais plutôt une compilation des constats catastrophistes établis sur l’ensemble des écosystèmes terrestres (avec toutefois une focalisation sur l’Europe et l’Amérique du Nord). Il donne une tendance, montre que les disparitions sont massives et planétaires, et plus intéressant, il commence à désigner des coupables. En tête de ces facteurs, et on ne s’en étonnera pas, 49,7% des disparitions seraient dues à la destruction des habitats par l’agriculture intensive, la déforestation (toujours pour l’agriculture) et l’urbanisation. Second facteur, la pollution (25,8%) et en particulier les pesticides agricoles, plus toute une série de facteurs environnementaux divers (17,6%). Le constat est alarmant, puisque selon les auteurs, la moitié des insectes du monde est en fort déclin, un tiers étant au bord de l’extinction. Les auteurs proposent comme solution une solide politique de reboisement et une diminution drastique des intrants chimiques dans les agrosystèmes. Je rejoins totalement cette position.
Figure 3 : Epandage de pesticides. Photo Pixabay/Kurt bouda
Ce travail sera immédiatement décrédibilisé par Thomas, Jones & Hartley., 2019 dans un article nommé non sans une certaine ironie « Insectageddon : A call for more robust data and rigorous analyses ». Il est reproché aux auteurs d’avoir mené une enquête en ligne, travail statistique sur les articles sortant année après année et parlant du déclin des populations d’insectes, sans jamais tenir compte des travaux démontrant qu’en certains endroits, les insectes semblaient se porter plutôt mieux. On leur reproche donc une enquête à charge, ce qui en soit n’est pas faux, Sanchez-Bayo et ses collègues annonçant clairement dans la partie méthodologie de l’article avoir systématiquement utilisé le mot « déclin » dans leur moteur de recherche pour choisir leurs articles. On peut rétorquer que quand on fait un article sur le déclin des insectes, on lit les papiers parlant de ce sujet, et que le fait qu’en certains endroits, les populations semblent épargnées par un phénomène planétaire ne minimise absolument pas l’ampleur du désastre. La conclusion de l’analyse critique de Thomas & al. joue, à mon sens, contre ses auteurs, puisqu’ils reconnaissent que certes les pesticides font chuter toutes les populations d’insectes, mais que ne plus en utiliser augmenterait de 70% les pertes agricoles, et que si en effet l’agriculture est responsable à 80% de la déforestation, il convient de combiner préservation de l’entomofaune et les besoins alimentaires d’une humanité croissante. Ce discours sur les dommages acceptables pour nourrir l’humanité n’est plus audible. Ce que nous perdons à l’heure actuelle, clairement mis en avant par Sanchez-Bayo & al., est irremplaçable.
Le papier de Sanchez-Bayo & al. en a visiblement irrité plus d’un, puisqu’une seconde analyse critique, publiée dans la très sérieuse revue Ecology and Evolution (2019) par Simmons & al. revient sur leurs conclusions, tout en reconnaissant que le message est d’importance. Première salve de critiques, si, en effet, certains groupes d’insectes sont en déclin, d’autres semblent bien se porter (les punaises (Hétéroptères), par exemple). A cela je dirais que ça ne change absolument rien au constat. C’est un tout autre problème. Deuxième critique, l’extinction (si elle existe, ce que ne nient pas les auteurs) ne semble pas homogène sur tous les écosystèmes, et là, on pourrait dire qu’on s’en serait un peu douté. Enfin, il est reproché aux auteurs de considérer qu’une population est en danger si elle a eu une décroissance progressive depuis un siècle, alors que les critères qui permettent de considérer qu’une espèce est en danger (the IUCN* Red List Criteria) stipulent que la décroissance doit avoir été rapide durant les dix dernières années. En clair, disparais vite et je considèrerai ton espèce comme en grand danger, mais si c’est lent et progressif, c’est moins grave. Cette approche de la notion d’espèce en danger d’extinction me semble quelque peu bureaucratique, je laisse le lecteur juge.
J’ai eu un peu de mal à trier les études, tant elles sont nombreuses et argumentées. J’avais envie de parler du superbe travail de Stepanian & al., 2019 qui opèrent une surveillance radar des émergences d’éphémères au-dessus des cours d’eau d’Amérique du Nord et mentionnent une chute des populations de près de 50% entre 2012 et 2020, ce qui est dramatique pour les populations de poissons et d’oiseaux. J’ai plutôt opté pour l’étude à mon sens la plus complète et la plus rigoureuse, effectuée avec beaucoup de précaution par Caspar A. Hallmann & al. sur 63 sites naturels protégés en Allemagne sur une durée de trente années.
Validité, rigueur, méthodologie et éthique
Le
premier critère à contrôler est le support. Le travail, « More than 75
percent decline over 27 years in total flying insect biomass in
protected areas » a été accepté par la Revue PLoS One, mégarevue
scientifique diffusée exclusivement en ligne et disposant d’un bon
impact factor. Cette revue est ce qu’on appelle un peer-reviewed
journal, soit une revue avec comité de lecture constitué des meilleurs
experts en la matière. L’article a donc subi un processus de validation
de la part de la communauté scientifique.L’étude est solide, effectuée sur plus de 30 années en de multiples biotopes bien diversifiés du territoire allemand. Les analyses sont rigoureuses, bien recoupées, les modèles mathématiques utilisés sont classiques et sérieux.
La tendance qui se dessine fait frémir, car elle présente un état (déclin de 75% des insectes volants étudiés, allant jusqu’à 82% au milieu de l’été) et pronostique un désastre futur, en particulier des extinctions massives dans notre entomofaune. L’information la plus alarmante est probablement que ces études ont été menées sur des sites protégés, donc potentiellement intacts. Les auteurs signalent que tous ces sites sont entourés de vastes parcelles agricoles, mais était ce besoin de le dire, ou plus clairement, existe-t-il encore des zones non entourées de parcelles agricoles ?
Les pratiques agricoles responsables de cette hécatombe
Même
s’ils prennent d’infinies précautions en signalant que toutes les
variables climatiques n’ont pu être prises en compte, les auteurs
écartent les changements climatiques (le Global Warming) des causes de
cette décroissance. Ils incriminent directement l’agriculture intensive,
l’ampleur des labours, la sur-utilisation des engrais, les pesticides,
le déboisement massif, la fragmentation des habitats et la disparition
des haies.En fait, ils font le constat qu’implicitement nous faisons tous, entomologistes, ornithologues, herpétologues, botanistes. La nature n’a plus de place, n’a plus SA place. Une image GoogleEarth de n’importe quelle région de France montre l’ampleur du désastre. Des champs cultivés absolument partout où c’est possible, en fait partout où c’est suffisamment plat pour que l’outil agricole puisse circuler.
Figure 4 : Champs de Beauce vus sur Google Earth
Les haies qui entouraient les champs, les prairies humides, les zones d’élevage et surtout les bords de route fleuris limitaient les dégâts, offraient un dernier refuge au vivant, et surtout constituaient la fameuse trame verte, mettant en relation les populations, donc favorisant les flux géniques. Hélas, on a inventé le remembrement, les champs sont devenus d’autant plus immenses que les agriculteurs devenaient rares. Ce qui autrefois faisait vivre une cinquantaine de familles est désormais une seule propriété de plusieurs milliers d’hectares, et la démesure des outils agricoles rend possible son exploitation par 1 ou 2 personnes. Ces immenses champs surexploités présentent désormais un sol azoïque et constituent des zones infranchissables pour les insectes survivants. Les populations isolées dans quelques zones refuges dépérissent, et cela explique les chiffres annoncés par l’étude de Hallmann & al., lesquels, globalement conduisent à la même analyse. Oui, les insectes disparaissent massivement, et en des proportions alarmantes.
Figure 5 : Impact de l’agriculture sur les paysages du Lot & Garonne, Laplume (47310) © Odile Paquit.
A gauche, tentative de réimplantation d’une haie.
Rétablir une trame verte
Lorsque toutes les personnes impliquées dans l’étude, la surveillance et la protection de l’entomofaune font le même constat, j’ai tendance à penser que l’on tend vers la vérité. Lorsque les solutions proposées sont systématiquement les mêmes, et qu’elles émanent des gens qui réellement connaissent et comprennent les insectes, j’ai, encore une fois, la faiblesse de croire qu’elles sont bonnes.Je suis persuadé que l’agriculteur aurait tout à gagner à vivre en harmonie avec les écosystèmes. Aseptiser les milieux à coups de pesticides revient à supprimer les pollinisateurs, tous les pollinisateurs et pas que les abeilles comme on nous en rabâche les oreilles à longueur d’article. Il existe d’excellents pollinisateurs parmi les coléoptères, les diptères (mouches), les hyménoptères (guêpes, bourdons, abeilles sauvages), les lépidoptères (papillons) et l’abeille domestique n’est qu’un point parmi un bon millier d’insectes qui font aussi bien sinon mieux le travail qu’elle. Certes, ils ne nous rapportent pas d’argent (du moins directement), mais n’en sont pas moins respectables. Chaque traitement effectué sur l’entomofaune fait chuter la pollinisation et donc le rendement. C’est un langage que l’agriculteur peut entendre.
De plus les traitements suppriment en premier lieu le cortège des prédateurs et parasites des insectes "nuisibles " aux cultures (chenilles, pucerons, cochenilles) alors que les guêpes, frelons, ichneumons nettoyaient les champs gratuitement, et leur élimination va obliger les agriculteurs à augmenter les doses dans une sorte de course aux armements, bien plus coûteuse encore.
C’est là un argument fréquemment évoqué par les chercheurs du CNRS et de l’INRA.
Figure 6 : Bord de route broyé et champ de maïs : biodiversité quasi nulle © Jean Haxaire
Les solutions existent. Il faut bien entendu limiter au maximum l’utilisation des pesticides, qui de toutes les manières, deviennent de moins en moins efficaces. Les insectes produisent des générations rapides, parfois plusieurs en une année, ce qui leur confère un potentiel évolutif hors norme. Ils développent donc des résistances, ce qui oblige à augmenter encore et toujours les doses de poison, et nous ne pouvons ni rivaliser, ni même espérer gagner cette guerre. Il faut stopper cette escalade rapidement, repenser l’agriculture en acceptant des rendements probablement inférieurs mais nettement plus sains.
Sauver notre entomofaune aura un prix, et ce prix, c’est le rétablissement d’une trame verte. Ça n’est pas une idée parmi d’autres, c’est la seule solution. Il faut bien entendu maintenir un minimum de biotopes intacts (des réserves naturelles) et en particulier les biotopes rares (zones humides) mais surtout désenclaver les populations, et pour cela replanter des haies, et des haies natives, avec les plantes locales. Cela se fait déjà dans certaines régions. Les flux géniques doivent s’établir entre les populations, l’insecte doit pouvoir circuler.
Epargner les bords de route
Depuis longtemps, je fais une proposition simple, et elle est liée à la pratique d’une entomologie de terrain étendue sur près de quarante années. Lorsqu’un entomologiste recherche une plante ou un insecte (souvent une plante ET un insecte, les deux étant liés) dans une zone fortement anthropisée où dénudée parl’agriculture, il va toujours au même endroit, le seul où la nature peut encore s’exprimer : le bord des routes.Figure 7 : Bord de route riche en espèces végétales et donc en insectes.
C’est la dernière réserve de vie, le champ de colza ou de maïs étant un espace mort, ou pire, toxique, pour tout ce qui vole ou court au sol. Les herpétologistes, les ornithologues, les mammalogistes font de même. Il y a plus de biodiversité sur 1 mètre carré de bord de route (même fauché régulièrement) que sur 1000 hectares de maïs. Laisser vivre les bords de route, ça ne coûte pas un centime. On peut, si la sécurité l’impose vraiment, les faucher une fois par an (et pas plus) en coupant les plantes à une hauteur raisonnable, mais on évite l’horrible broyeuse qui massacre tout (Figure 3). Certains usagers se plaindront des bords de route « sales », mais ce vocabulaire disparaitra rapidement avec l’évolution des mentalités. Nous nous habituerons tous très vite à revoir des fleurs sauvages, et le cortège des insectes qui les accompagne. J’ai calculé qu’avec ces mesures sur les bords de route, et sur la seule France continentale, l’entomofaune pourrait recoloniser près de 300 000 hectares. Cela correspond à 6 fois la surface de la zone cœur du Parc National de la Vanoise, et surtout, cela relie les forêts et zones naturelles entre elles. On peut rétorquer avec raison que ces mesures accélèreront la progression et la propagation des espèces invasives, mais c’est là un prix à payer. Je suis intimement persuadé que l’impact de cette seule mesure serait considérable et évaluable en moins de 3 années.
Dans beaucoup de départements, on voit en bord de route des panneaux indiquant la pratique d’un fauchage raisonné. J’ai le regret de dire que c’est probablement pire qu’avant. Dans mon département (le 47) c’est désespérant. La végétation monte, ce qui crée un véritable « piège à biodiversité » et le broyage survient quand la zone refuge est pleine, anéantissant des populations. Voilà comment la région sauve la biodiversité (c’est inscrit sur les panneaux). Il faut couper, et non plus broyer, en gardant au minimum 30 cm de végétation, et uniquement une fois, à l’entrée de l’hiver.
Alors oui, les populations d’insectes souffrent et disparaissent à l’échelle mondiale, mais localement, des actions sont possibles. Nos insectes méritent bien un petit effort. Reste aux institutions à nous montrer qu’elles souhaitent sauver ce qui peut encore l’être, mais nous pouvons tous, à notre échelle, exercer une pression sur les politiques territoriales.
* The International Union for Conservation of Nature (IUCN)
Figures
8 et 9 : Deux exemples de biotopes particulièrement riches, bien que
anthropisés. Humain et biodiversité ne sont pas incompatibles.
La cohabitation est donc possible, avec un peu de respect. (Département de la Vienne). © Samuel Ducept.
La cohabitation est donc possible, avec un peu de respect. (Département de la Vienne). © Samuel Ducept.
Bibliographie sommaire
- Hallmann, C. A., Sorg, M., Jongejans, E., Henk, S., Hofland, N., Schwan, H., … Kroon, H. (2017). More than 75 percent decline over 27 years in total flying insect biomass in protected areas. PLoS One, 12, e0185809.https://doi.org/10.1371/journal.pone.0185809
- Macgregor, C. J., Williams, J. H., Bell, J. R., & Thomas, C. D. (2019). Moth biomass increases and decreases over 50 years in Britain. Nature Ecology & Evolution, 3, 1645-1649. https://doi.org/10.1038/s41559-019-1028-6
- Sánchez-Bayo, F., & Wyckhuys, K. A. G. (2019). Worldwide decline of the entomofauna: A review of its drivers. Biological Conservation, 232, 8-27. https://doi.org/10.1016/j.biocon.2019.01.020
- Thomas, C. D., Jones T. H., & Hartley, S. E. (2019). “Insectageddon”: A call for more robust data and rigorous analyses. Global Change Biology, 25, 1891-1892. https://doi.org/10.1111/gcb.14608
Article rédigé par Jean Haxaire, professeur agrégé de science naturelle, entomologiste correspondant permanent du MNHN de Paris, chercheur associé à l’Insectarium de Montréal. Il étudie les Lépidoptères Sphingidae du globe, et est auteur ou co-auteur de plus de 160 publications sur le sujet.
Mis en ligne le 25 février 2020