(Ré)concilier éclairage urbain et environnement nocturne : les enjeux d'une controverse sociotechnique
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La
question de l’éclairage urbain nocturne est posée publiquement de
manière de plus en plus significative, d’abord aux États-Unis puis en
Europe. Cantonnée à l’origine au domaine de l’astronomie, cette question
pose problème dans différents secteurs : l’environnement, la santé,
l’urbanisme, mais aussi et surtout l’énergie... En croisant une approche
sociologique avec une approche géographique, les auteurs font le récit
d’une controverse environnementale aboutissant, en France, à
l’inscription de la notion de pollution lumineuse dans la loi Grenelle
et questionnent sa dimension spatiale. Ils montrent les différentes
logiques et interprétations, à l’œuvre autour de la distinction entre
« pollution » et « nuisance » lumineuses, qui traversent les scènes de
négociation sur les processus de normalisation et la mobilisation
d’outils de zonage.
Introduction
Kitt
Peak, Arizona, États-Unis, 1972. Les astronomes professionnels de
l’observatoire national américain de Kitt Peak, cherchant à protéger
l’objet de leur activité scientifique, le ciel noir étoilé, contribuent à
la réglementation de l’éclairage public de la ville voisine de Tucson.
Comme de nombreuses villes nord-américaines, Tucson connaît depuis le
milieu du XXe siècle des mutations
morphologiques rapides. Le développement massif de l’automobilité,
l’étalement urbain et les faibles coûts de production de l’électricité
engendrent l’installation d’un éclairage public toujours plus puissant,
augmentant la taille et l’intensité du halo lumineux. D’une gêne perçue
par les astronomes depuis l’observatoire de Kitt Peak, l’idée d’une
« pollution lumineuse » émerge et commence à diffuser dans différents
réseaux et instances de l’astronomie et de l’éclairagisme. En 1976,
l’Union astronomique internationale, réunie en congrès à Grenoble,
adopte une résolution pour la protection des sites astronomiques. À la
suite, une collaboration avec la Commission internationale de
l’éclairage débouche en 1980 sur des recommandations pratiques visant à
diminuer le halo lumineux à proximité des observatoires. Les astronomes
amateurs entrent dans la danse et relaient localement ces préoccupations
professionnelles. En 1993, ils se fédèrent autour de la rédaction d’une
charte pour la préservation de l’environnement nocturne. Cette
mobilisation se traduit, notamment en France, par la création du Centre
pour la protection du ciel nocturne qui deviendra, en 1998,
l’Association nationale pour la protection du ciel nocturne. Ce problème
va rapidement intéresser une pluralité d’acteurs aux intérêts et
légitimités diverses. Écologues et médecins montrent les effets
perturbateurs de la lumière artificielle sur les comportements et les
rythmes biologiques. Certaines collectivités locales soucieuses
d’économie d’énergie et de leur image environnementale « bricolent » des
plans lumière. Les fabricants de luminaires, intégrant ces enjeux,
proposent des éclairages publics plus efficients. Enfin, quelques
concepteurs lumière invitent à la redécouverte d’une part d’ombre dans
l’éclairage urbain.
Pourtant, derrière ces convergences demeurent
des conflits d’interprétation sur les impacts réels de la lumière
artificielle : pollution ou nuisance lumineuse ? Le choix des termes
détermine l’étendue de la controverse (Alkrich et al.,
2006). D’un côté, « les environnementalistes », tenants d’une approche
globale de la « nocturnité », définissent la lumière artificielle comme
altéragène d’un actif naturel – le noir – et comme polluant à part
entière. De l’autre côté, les « technicistes », partisans d’une approche
segmentée, qualifient de nuisances les problèmes soulevés par la
lumière artificielle. Ce face à face schématiquement présenté permet, à
partir d’une approche fondée sur la théorie de l’acteur réseau,
d’appréhender les logiques d’action qui structurent les controverses
sociotechniques liées aux « pollutions/nuisances » lumineuses. Celles-ci
« vont bien au-delà des seules questions techniques. Un de leurs enjeux
est […] d’établir une frontière nette et largement acceptée entre ce
qui est considéré comme indiscutablement technique et ce qui est reconnu
comme indiscutablement social. […] Reconnaître sa dimension sociale,
c’est redonner une chance [à un dossier] d’être discuté dans des arènes
politiques » (Callon et al., 2001).
Problématique
Depuis
son entrée dans les arènes politiques dans les années 1970, nous
voudrions montrer comment la portée de ce problème de protection du ciel
nocturne [1]
se transforme dans la durée, à différentes échelles territoriales, en
élargissant les coalitions à de nouveaux acteurs et objets (Gerston,
2004). La conjonction de ces éléments constitue une « fenêtre
d’opportunité politique » (Kingdon, 1984) qui débouche sur des décisions
institutionnelles. Aussi, la mise à l’agenda politique de cette
controverse sociotechnique suppose-t-elle que l’on questionne les
logiques de médiation à l’œuvre, les logiques de territorialisation des
problèmes et la nature des ressources mobilisées par les acteurs. En
d’autres termes, il s’agit d’explorer dans ces controverses les rapports
sociaux qui sous-tendent la construction de l’espace, dans le sens où
l’espace est porteur et producteur de normes qui en réglementent l’usage
et induisent des comportements conformes aux valeurs dominantes dont il
est l’expression.
Méthode et matériau empirique
Pour
faire apparaître les dimensions spatiales des controverses, l’analyse
s’appuie sur le croisement de sources variées. Entretiens, observations
participantes constituent les sources de première main, complétées par
le recours à des archives privées, à la littérature grise, à la
comparaison d’argumentaires autour de questions saillantes qui
déterminent les enjeux des controverses. L’étude de la création et de la
circulation d’objets tels que la cartographie des émissions lumineuses,
des normes nationales et internationales renseigne sur les jeux
d’alliance, le filtrage des acteurs et la qualification des problèmes
qui en découlent. Avec l’approche descriptive et interactionniste de la
méthode de l’acteur réseau [2]
nous définissons les mécanismes par lesquels se fixent l’identité des
acteurs, les rôles qu’ils jouent et les sujets qu’ils abordent.
L’élargissement des argumentaires, la circulation d’idées, de cartes,
d’études scientifiques, via des portails Internet interactifs, créateurs
d’espaces et réseaux transnationaux enrichissent la notion même de
nuisance pour la dépasser, la transformant ainsi en un contenant de
controverses environnementales dont les contenus se renouvellent avec
l’élargissement des coalitions d’acteurs et les asymétries de pouvoir en
leur sein. C’est donc par l’étude des connexions d’espaces et d’acteurs, des logiques de médiations que la qualification tantôt de nuisance, tantôt de pollution lumineuse sera abordée.
Aussi, dans un premier temps, s’agit-il de
définir dans le temps long les conditions d’émergence de la controverse
pour ensuite montrer comment celle-ci se projette dans la normalisation
de l’espace par l’éclairage public.
Émergence et définition de la controverse
L’échec d’une innovation politique…
En
1982, Michel Crépeau, ministre de l’Environnement, lance les États
régionaux de l’environnement. Dans le cadre de la collectivité
territoriale nouvellement instituée, les militants associatifs sont
invités à définir une charte de l’environnement. L’objectif politique
affiché est ambitieux. Il constitue un tournant dans l’élaboration des
politiques publiques. La région, par ses missions de planification,
d’orientation et de conseil, assoit sa légitimé en s’ouvrant aux
associations. La démarche revendiquée est décentralisée et
participative [3].
Elle donne la possibilité aux « associations de développer des actions
contractuelles de gestion des espaces et ressources naturels » [4].
Saisissant cette opportunité politique, les associations astronomiques
amateurs entrent en scène, investissent les secrétariats des États
régionaux de l’environnement chargés de la rédaction d’un Livre blanc.
Elles nomment des référents qui revendiquent la protection du ciel
étoilé et parviennent parfois à occuper une position stratégique. C’est
par exemple le cas en Bourgogne, où Jean-Claude Merlin, président
fondateur de la Société astronomique de Bourgogne, lauréat en 1982 de la
Fondation Bleustein Blanchet pour la Vocation, créateur de
l’observatoire astronomique au Creusot, découvreur de comètes, devient
correspondant des États régionaux de l’environnement de ce territoire.
Poursuivie par les acteurs sociaux
Las,
la charte de l’environnement présentée sur la base des livres blancs
régionaux ne verra jamais le jour faute de véritable soutien politique
au ministre de l’Environnement. Cependant, l’absence de décision
politique ne convainc pas de l’inanité de cette forme d’action publique
(Hirschman, 1991). Cette ouverture de l’action publique est l’occasion
pour les associations d’astronomes amateurs de publiciser leurs
revendications, de poser les jalons d’une expertise et de constituer un
réseau national dont l’action se cristallise en 1993 dans la rédaction
d’une « Charte pour la préservation de l’environnement nocturne ». Les
principales associations d’astronomie amateur françaises soutenues par
des « figures médiatico-scientifiques » – Jacques-Yves Cousteau, Albert
Jacquard et Hubert Reeves – y formulent des recommandations pratiques
recouvrant les champs de l’urbanisme, de la sécurité des biens et des
personnes, de l’économie d’énergie et de leur gouvernance.
Le congrès de Rodez des 7 et 8 octobre 1995
renforce cette entreprise et débouche sur la création d’un comité
associatif ouvert aux institutions telles que l’Ademe, EDF et
l’Association française de l’éclairage (AFE). L’élargissement de cette
coalition va de pair avec la diversité des objets artisanalement
bricolés visant à faire connaître la problématique au plus grand
nombre : tracts manuscrits, photographies amateurs, embryons de
cartographie de ces nouvelles formes de nuisances non répertoriées par
les pouvoirs publics, argumentaires et schémas techniques à destination
des élus. Le schéma dressé en bas à droite de la figure 1 se rapproche
ainsi des normes graphiques employées par les techniciens et les
industriels de l’éclairage (représentation en coupe des luminaires et
des flux de lumière). On peut y voir une forme de revendication d’un
droit à l’expertise de la part des défenseurs du nocturne, qui recourent
au même « langage » technique que les professionnels.
Fig. 1
Extrait d’une documentation de sensibilisation produite par les défenseurs du nocturne

En
1998 se tient un second congrès à Rodez à la suite duquel est créée
l’Association nationale pour la protection du ciel nocturne (ANPCN),
dont les buts statutaires sont « de restaurer et de défendre la qualité
du ciel nocturne et de sensibiliser les acteurs concernés pour que
soient adoptées les mesures appropriées, au plan national et
international ». La stratégie d’internationalisation de la controverse
se traduit d’abord par l’adhésion de l’ANPCN à l’International Dark-Sky
Association (IDA). Cette dernière, créée en 1988 [5] à l’initiative de l’astronome de Kitt Peak, David L. Crawford [6],
acteur-clé de l’accord sur la réglementation de l’éclairage de Tucson, a
construit un savoir-faire politique reconnu lui permettant aujourd’hui
de disposer d’un « office of Public Policy and Government Affairs » [7] à Washington D.C. L’antériorité de l’association nord-américaine est un atout. À l’origine du « Dark-Sky movement »,
en pointe dans la protection du ciel nocturne, elle a constitué un
corpus documentaire de travaux amateurs et scientifiques ainsi que de
préconisations techniques qui sont autant de ressources pour les autres
associations nationales moins structurées. Elle a notamment essaimé sa
méthode de production participative d’une expertise sur la nocturnité,
entendue comme une ressource cognitive mobilisée par différents acteurs,
poussés par des motifs pluriels (Dumoulin et al.,
2005) « en réponse à des situations confuses appelant une décision
d’attribution ou de validation » (Trépos, 1996). Accueillant et
formalisant les connaissances vernaculaires et amateurs, cette expertise
infuse la production de savoirs scientifiques et institutionnels qui
entretiennent et publicisent la controverse. Cette production de
nouveaux savoirs scientifiques est validée suivant les canaux habituels
de publication et de confrontation aux pairs. Elle légitime en retour
cette forme de production participative de l’expertise, les questions de
l’indépendance de l’expertise, de son impureté scientifique (Memmi,
1989) ou de la politisation des sciences (Saint Martin, 2006) perdant
ici de leur acuité.
En 2001, Cinzano, Falchi et Elvidge publient dans un numéro de Monthly Notices of the Royal Astronomical Society
un article qui fera date aux niveaux scientifique et militant. Dans
« The first world atlas of the artificial night sky brightness »,
Cinzano et ses collègues (Cinzano et al.,
2001) montrent que « sur la base d’une vision moyenne, environ un
cinquième de la population mondiale, plus des deux tiers de la
population des États-Unis et plus de la moitié de la population de
l’Union européenne ont déjà perdu la possibilité de voir la Voie lactée à
l’œil nu » [8].
Ils produisent un article scientifique dont les associations de défense
de la nuit reprennent les illustrations (Fig. 2), participant ainsi à
la construction d’une iconographie de la pollution lumineuse, laquelle
sera complétée par les images satellitaires de la Terre vue de nuit de
la NASA (National Aeronautics and Space Administration), largement
diffusées dans le grand public.
Fig. 2
Cartographie extraite de « The first world atlas of the artificial night sky brightness » (Cinzano et al., 2001) montrant la luminosité artificielle du ciel européen

Alertés
par ces impacts sur le ciel nocturne, les écologues, quant à eux,
mettent en avant les coûts environnementaux de l’éclairage, montrant des
écosystèmes fortement perturbés par la lumière artificielle. De
nombreux effets sont observés sur la faune par les biologistes à
plusieurs échelles. Ces effets relèvent essentiellement, à échelle fine,
de mécanismes d’attraction et de répulsion par les sources lumineuses,
ainsi que de perturbations, à échelle plus large, d’espèces désorientées
par les halos lumineux. De nombreux troubles comportementaux sont
également relevés sur les communautés et les écosystèmes à des échelles
de temps variables. Du point de vue de la santé humaine, la recherche
médicale montre que l’alternance naturelle du jour et de la nuit est le
premier donneur de temps pour l’horloge interne de l’Homme. Ce
synchronisateur exogène régule la rythmicité circadienne de sécrétion de
plusieurs hormones, notamment de la mélatonine. Une désynchronisation
de sa sécrétion peut générer stress, fatigue, dégradation de la qualité
du sommeil, irritabilité ou troubles de l’appétit. Enfin, la bonne
qualité de la rythmicité circadienne de sécrétion de la mélatonine
pourrait freiner l’apparition de certains cancers.
La convergence de différentes disciplines scientifiques débouche sur la scotobiologie [9]
définie comme l’étude des réactions biologiques et des comportements
nécessitant l’obscurité pendant leur fonctionnement normal (Bidwell,
2010). Au-delà de l’intérêt scientifique de ces travaux, la
scotobiologie peut être vue dans sa dimension stratégique et de
politisation du public. Selon Bidwell (traduit par nos soins) :
« Il est toujours difficile de recueillir des fonds pour les programmes de protection des écosystèmes. Il est nécessaire de viser tout à la fois l’intérêt public et scientifique des problèmes pour qu’ils soient traités efficacement. Ce sont des problèmes tels que la mort d’oiseaux et les floraisons précoces qui ont suscité l’intérêt du public pour la pollution lumineuse et les réserves de ciel noir. […] Tout doit être fait de manière à attirer l’intérêt du public. Si cela est fait correctement, la scotobiologie se concentrera de plus en plus efficacement sur les véritables conséquences de la pollution lumineuse, et apportera peut-être une révolution dans la façon dont notre société se saisit de cette préoccupation écologique globale. De toute évidence, sans éducation du public, aucune action politique ne sera engagée. Nos parcs peuvent et doivent être conçus comme une opportunité pour éduquer le public ».
L’éducation politique du public est aussi
revendiquée par Globe at Night. La NASA est à l’origine de ce programme
éducatif américain institué en 2005 qui met l’accent sur l’enseignement
scolaire des sciences. Piloté par le NOAO (National Optical Astronomy
Observatory), il s’internationalise en 2009 à l’occasion de l’année
mondiale de l’astronomie. Il mise sur une pratique ancienne de la
science citoyenne ou science participative qui retrouve sa pertinence
dans les controverses environnementales. On peut la considérer comme une
mobilisation d’amateurs éclairés au profit de la production de
connaissances scientifiques, conçue comme une fin en soi. Mais elle peut
aussi être abordée comme l’engagement d’amateurs éclairés dans la
production de politiques publiques qui abordent des questions d’ordre
scientifique et technique, et l’engagement des chercheurs dans le
processus démocratique (Lewenstein, 2004). On se rapproche d’une
régulation pragmatique de l’action publique (Habermas, 1973) qui
questionne les relations entre décision politique, savoirs techniques et
scientifiques. Ainsi la scientifisation du politique repose sur une
interrelation critique entre scientifiques et politiques qui conduit non
seulement à traduire le savoir scientifique en savoir pratique, mais
aussi à rationaliser scientifiquement la domination politique en
l’ouvrant via des procédures ad hoc à l’opinion publique. L’arsenal collaboratif, ce travail hors laboratoire en opposition à la science confinée (Callon et al.,
2001) mis en place par le programme Globe at Night, l’International
Dark-Sky Association ou encore l’Association nationale pour la
protection du ciel et de l’environnement nocturnes (ANPCEN), contribue
peut-être à l’avènement d’une régulation pragmatique. Mais celle-ci doit
s’accommoder des rapports de forces institués.
Les intérêts institutionnalisés des professionnels de l’éclairage
Historiquement,
l’éclairage public est un objet d’aménagement urbain. Cet extrait du
code de bonne pratique d’éclairage public et de signalisation lumineuse
édité par EDF en 1958 en témoigne :
Derrière ce souci esthétique et sensoriel du rapport à la nuit urbaine se cache une approche plus fonctionnaliste de l’éclairage public. Dès 1930, il est rationalisé pour être appliqué de façon uniforme dans un espace urbain réduit à un système de circulations et stationnements. À l’augmentation du trafic nocturne des années 1960, répond celle de la quantité de lumière artificielle le long des voies. Cette approche fonctionnaliste s’accompagne de prescriptions. En 1961, l’AFE fait paraître les premières Recommandations relatives à l’éclairage des voies publiques [10], suivies des premières Recommandations internationales de la Commission internationale de l’éclairage (CIE) en 1965 [11].« Pour les voies urbaines, à l’exigence d’un éclairage efficace s’ajoute désormais celle d’une ambiance lumineuse agréable […]. Le niveau d’éclairage réalisé et le caractère de l’installation doivent évidemment s’inspirer de la classe de voie et du trafic de voitures et de piétons qui la parcourt. Dès lors, l’éclairage public d’une agglomération doit faire l’objet d’un plan d’ensemble qui s’intègre au plan d’urbanisme. Les voies majeures à grande circulation doivent, par un éclairage magnifique, dessiner l’ossature de la ville […]. Quant aux monuments historiques, aux parcs publics, aux beaux sites, dont la ville est justement fière, leur mise en valeur devra être particulièrement soignée, et réalisée de manière à constituer aux yeux des promeneurs, de véritables tableaux où les jeux d’ombres, de lumières, de couleurs, et les rapports de luminance (inconscients pour le spectateur, mais scrupuleusement étudiés) concourront à révéler l’âme des choses, et à créer l’émotion recherchée. »
Du monopole à la pluralisation de l’expertise : les technicistes s’opposent aux environnementalistes
L’AFE,
fondée en 1930, regroupe aujourd’hui « plus de 1 000 architectes,
urbanistes, concepteurs, décorateurs, médecins, chercheurs,
ophtalmologistes, ingénieurs des villes, fonctionnaires de l’équipement
routier et urbain, installateurs, distributeurs d’énergie électrique,
grossistes distributeurs, fabricants de lampes, de luminaires, de
systèmes de gestion et de composants » [12].
La diversité de ses adhérents lui assure une position incontournable
dans l’expertise des usages de l’éclairage et de la normalisation des
moyens de production et de contrôle de la lumière.
Pour relayer son action, elle utilise deux
leviers : d’une part, les centres régionaux, en direction des services
techniques urbains et des syndicats intercommunaux de l’énergie, et
d’autre part, la revue Lux, créée en
1928, qui demeure une des principales publications de l’éclairagisme.
Enfin, l’AFE publie régulièrement des recommandations : Efficience énergétique en éclairage public, Guide de l’éclairage des installations sportives,
etc. Leur lecture laisse transparaître les dilemmes auxquelles
l’association est confrontée en raison de la pluralité des intérêts, des
savoirs et des représentations des acteurs qu’elle regroupe. « Éclairer
juste », c’est intégrer la contrainte environnementale dans la logique
économique de nombreux professionnels de l’éclairage.
« Moi je pars du fait que l’AFE c’est une association d’éclairagistes / de gens/ de professionnels/ des professionnels de l’éclairage donc qui ont/ qui ont euh / entre guillemets une manne financière à se faire sur l’éclairage / donc on peut pas être à mon avis objectif quand il y a de l’argent en jeu […] c’est difficile d’être juge et partie en fin de compte / on peut pas dire euh “on réduit l’éclairage” mais bon si on réduit l’éclairage moi j’en vends plus d’éclairage / euh et je pense qu’ils ne se posent pas aussi les bonnes questions c’est-à-dire qu’on va se dire “ben moi je ne vends plus d’éclairage” au lieu de se dire “ça me permettrait de rénover un parc complet” // je pense que l’AFE le problème c’est que euh / c’est que c’est / ils / ils / ils sont/ c’est/ c’est pas assez euh / entre guillemets pluriactivités il va y avoir des industriels des éclairagistes mais il ne va pas y avoir par exemple des personnes d’une association ».
« Parce que j’ai reçu le président de l’AFE là / je leur ai dit froidement “dites donc qui fait la norme ?” Il me dit “ben c’est moi” / je dis “qui êtes-vous, vous ?” “je suis fabricant” / je dis “effectivement !” / moi j’ai connu ça euh dans l’eau potable euh où c’étaient les fabricants de stations d’eau potable qui faisaient la norme donc une fois que vous aviez trouvé les nitrates c’est très bien ils vous trouvaient autre chose puis autre chose et vous n’aviez jamais fini ».
En 2010, l’AFE édite dans Lux
une plaquette intitulée « Éclairage public : Réponses à 40 questions
trop souvent dévoyées ». À la première question posée : « Les nuisances
dues à la lumière artificielle en éclairage public peuvent-elles être
qualifiées de « pollution lumineuse » ? », la réponse apportée par l’AFE
marque ses distances avec l’ANPCEN. Sa réponse est :
« NON - Une pollution concerne simultanément les hommes, les animaux, les végétaux, là où elle se produit et son traitement ne peut être que long et unique comme celui de toutes les pollutions telles celles de l’air ou de l’eau, par exemple. La lumière ne pollue pas, la lumière est invisible ; mais elle peut générer des nuisances multiples et variées dont les effets, autant que les remèdes sont spécifiques et différents dans chaque cas. Dès que la lumière cesse, ses nuisances éventuelles disparaissent. »
L’ANPCEN réplique :
« OUI - Car la lumière en excès envoyée en dehors de la zone utile à éclairer et lorsqu’elle dépasse un certain seuil (en terme de flux et composition spectrale) altère l’environnement nocturne tout d’abord via un effet de répulsion ou d’attraction sur la faune nocturne suivant l’espèce considérée et en modifiant les cycles d’alternance jour/nuit avec un effet sur la flore et le sommeil chez l’homme via la lumière intrusive. » [13][13]ANPCEN, 2010, « Les réponses de l’ANPCEN aux 40 questions…
L’opposition est prégnante entre une approche
segmentée, qualifiée de « techniciste » qui aborde les problèmes sous le
seul angle des nuisances, et une approche globale, nommée
« environnementaliste » qui désigne par « pollution » les impacts de la
lumière artificielle. Au-delà des enjeux sémantiques et scientifiques,
c’est la voix au chapitre de l’expertise qui est en question. En
témoigne cet extrait d’une publication de l’AFE (« Polémiques sur la
norme expérimentale Afnor “Nuisances lumineuses” : quand l’outrance nuit
à la vérité », 2011) : « Lorsque l’information ne permet pas de
convaincre et d’influencer le citoyen dans le sens désiré, certains
groupes de pression n’hésitent pas à promouvoir des campagnes de
désinformation accumulant sans scrupules des contre-vérités, des erreurs
techniques indétectables par des non-spécialistes, en s’appuyant sur
les domaines sensibles du moment (environnement et énergie). »
La négation de la pollution lumineuse est
aussi le fait de quelques concepteurs lumière. L’un des plus réputés,
Roger Narboni, affirme dans la revue Urbanisme :
«On essaye de faire comprendre aux citadins lambda que s’il y a de la
pollution lumineuse dans nos villes, c’est d’abord parce qu’il y a de la
pollution. Parce que la lumière, c’est immatériel, cela ne se voit que
dans la matière ou les éléments en suspension » (Narboni, 2011).
Cette volonté de déplacer la pollution
lumineuse vers la pollution atmosphérique est une stratégie d’évitement –
voire d’évidement – de la controverse d’expertise. Elle illustre la
difficulté de définir termes, unités de mesure, quantifications des
effets et impacts nécessaires à l’universalisation du problème et de sa
gouvernance.
Participation et universalisation du problème : faire de la protection du ciel nocturne une question environnementale
Dès
sa naissance, il est reproché à l’ANCPN d’être une simple émanation du
mouvement associatif astronomique. Elle change de nom, devient l’ANPCEN
en 2006 et s’oriente vers une défense globale de l’environnement
nocturne, se donnant ainsi un droit d’accès aux négociations du Grenelle
de l’environnement de 2007. Paul Blu, président de l’association,
précise : « Nous devons cesser de prêter le flanc au rejet de nos
arguments provoqué par un nom qui met d’abord en évidence la protection
du ciel nocturne. Pour y parvenir, nous devons modifier le nom de l’association et lui donner une connotation environnementale » [14].
Poursuivant cette stratégie, elle entreprend une action de « green washing »
et adopte un nouveau logotype évoquant « l’engagement, la veille
attentive, la protection, le rassemblement dans un cadre évoquant le
danger de notre situation (les dangers menaçant notre environnement
nocturne) et la capacité à apporter des solutions » [15].
À l’automne 2010, Anne-Marie Ducroux remplace Paul Blu à la tête de
l’association. Elle n’est pas issue du sérail astronomique. Son parcours
professionnel dans le monde de la communication et des médias, son
engagement personnel dans la création du Conseil national du
développement durable qu’elle préside entre 2005 et 2006 sont des
ressources relationnelles pour l’ANCPEN. Cette personne fait le lien
avec les ONG généralistes et le monde politique. Son entregent, sa
connaissance de la fabrication des lois et du fonctionnement de
l’administration font d’elle une médiatrice qui permettra à
l’association de rester dans le jeu post-Grenelle. Mais c’est d’abord
l’adhésion à France nature environnement (FNE) en 2007 qui force les
portes du Grenelle. FNE fédère près de 3 000 associations
environnementales au niveau national et synthétise l’expertise réalisée
par les associations. Elle s’est rendue incontournable dans les
principales commissions nationales de concertation environnementale.
L’adhésion de l’ANPCEN à cette structure la fait entrer dans un réseau
lui donnant une légitimité environnementale plus forte au niveau
national. La protection du nocturne trouve ainsi sa place à la table des
négociations du Grenelle fin 2007.
Lors de la première phase de négociation, les
ONG occupent une place de choix aux côtés de l’État, des collectivités
locales, des employeurs et salariés. Elles participent aux six groupes
de travail rassemblant chacun quarante membres répartis en cinq
collèges. La pollution lumineuse portée par FNE est intégrée au projet
de loi Grenelle I de 2008 dont l’article 36 dispose : « Les émissions de
lumière artificielle de nature à présenter des dangers ou à causer un
trouble excessif aux personnes, à la faune, à la flore ou aux
écosystèmes, entraînant un gaspillage énergétique ou empêchant
l’observation du ciel nocturne feront l’objet de mesures de prévention,
de suppression ou de limitation » [16].
Le 23 septembre 2008, Nathalie
Kosciusko-Morizet, secrétaire d’État chargée de l’Écologie, rassemble à
l’observatoire de Paris-Meudon différents acteurs intéressés par la
pollution lumineuse afin de porter « l’article 36 » (qui deviendra
l’article 41 dans la loi promulguée le 3 août 2009) à l’attention des
médias nationaux :
« Phénomène trop longtemps ignoré, la pollution lumineuse figure désormais dans le projet de loi relatif au Grenelle de l’environnement, examiné au Parlement à partir d’octobre prochain. Cette reconnaissance législative permettra de créer dans le code de l’environnement un nouveau chapitre destiné à réglementer le sur éclairage. C’est l’aboutissement d’un combat de longue date pour Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d’État chargée de l’Écologie, qui tient à sensibiliser les élus et le grand public à cet enjeu environnemental encore mal connu » [17][17]Dossier de presse sur le déplacement de la secrétaire d’État….
Par « combat de longue date », la secrétaire d’État chargée de l’Écologie fait référence à la proposition de loi no
2275 relative à la lutte contre les pollutions lumineuses nocturnes,
qu’elle avait présentée, alors députée, le 14 avril 2005 à l’Assemblée
nationale. Le 29 juin 2010, la Chambre basse adopte le projet de loi
portant engagement national pour l’environnement dite « Grenelle II ».
L’article 173 inscrit la prévention des nuisances lumineuses dans le
Code de l’environnement. Le décret du 12 juillet 2011 y crée dans la
partie réglementaire (articles R. 583-1 à R. 583-7) un chapitre
spécifique aux nuisances lumineuses. Il définit les installations
concernées, le zonage permettant d’adapter les exigences aux enjeux des
territoires concernés (agglomération, espaces naturels, sites
astronomiques) ainsi que les principales prescriptions techniques qui
peuvent être réglementées par arrêté. Le premier texte d’application est
signé le 25 janvier 2013. Il concerne à la fois l’éclairage intérieur
émis vers l’extérieur des bâtiments non résidentiels (vitrines de
commerces, bureaux, etc.) et l’éclairage des façades de ces mêmes
bâtiments et encadre les horaires de fonctionnement de ces
installations.
Toutefois, la première prise en considération
législative et réglementaire de la pollution lumineuse reste liée à la
fabrication des normes techniques qui en découlent. La production de
seuils d’éclairages révèle la permanence du clivage entre approches
techniciste et environnementaliste qui structurent cette controverse.
Les dimensions spatiales de la controverse
La
dimension spatiale de cette controverse apparaît dans les différentes
scènes de normalisation entendues comme dispositifs de régulation. Ils
contiennent une pluralité de lieux de négociation qu’il faut identifier
pour en rendre compte dans leur globalité. Cette démarche permet
d’appréhender les normes législatives, réglementaires et techniques qui,
si elles relèvent de scènes, valeurs et légitimités différentes, sont
pourtant liées dans leurs effets régulateurs (Thévenot, 1997). De la
Commission européenne à la ruelle du village, les scènes de
normalisation de l’éclairage public sont traversées d’enjeux divers et
pluriels (économiques, techniques, sanitaires, environnementaux) soit
autant d’arguments en tension. Par exemple, la normalisation
industrielle et commerciale du type Afnor s’accorde difficilement avec
les revendications civiques d’ordre environnemental. On retrouve les
mêmes questions dans différents problèmes environnementaux comme la
production d’indicateurs sur la qualité de l’air ou la pollution des
sols. La construction de ces outils de régulation et les débats dont ils
sont l’objet indiquent les difficultés à concilier les approches et les
méthodes des acteurs qui concourent à la mise en place des outils, mais
révèlent aussi les rapports de force dans la définition des normes
selon la vision qui prévaut dans un domaine professionnel (Boutaric,
2007). Les interactions qui en découlent nécessitent l’organisation de
concertations entre une variété d’échelles institutionnelles, de
professions et de milieux intéressés, ainsi que des lieux où puissent se
réaliser dialogues, controverses et collaborations. La pluralité des
compromis élaborés entre technicistes et environnementalistes débouche
sur le zonage qui est une façon de désigner les problèmes et d’énoncer
les normes susceptibles de les traiter partiellement, mais surtout de
manière segmentée.
Cette dissémination du problème dans l’espace
par le zonage participe de la fabrique de la norme. Celle-ci entérine
certains espaces et en produit de nouveaux. À l’inverse, l’espace est
lui-même producteur de normes.
La controverse autour de la définition de la norme produit de l’espace
La
fabrication de la norme expérimentale Afnor XP X90-013 en application
de la loi Grenelle II et de la directive européenne concernant les
rayonnements optiques de 2005 est en cours. Son enjeu est de déterminer
des seuils et indicateurs de rayonnement lumineux dans l’espace public
et privé, pour protéger la biodiversité et la santé des personnes. Mais
il est aussi de sécuriser les échanges commerciaux. C’est la raison pour
laquelle certains agents économiques intègrent l’activité de
normalisation à leur stratégie.
La composition de la commission de normalisation reflète relativement cette pluralité d’intérêts et de valeurs [18].
Si une seule association de protection de l’environnement, l’ANPCEN,
est présente, les direction générale du Travail et direction de la
Prévention des Pollutions et des Risques pourraient contribuer à
dépasser le caractère purement marchand de la normalisation. Sans
préjuger des intentions des membres de la commission, sa composition
traduit la permanence du clivage entre approche techniciste et
environnementaliste. En témoigne cet échange aigre-doux entre l’ANPCEN
et l’AFE à propos de la définition des seuils d’éclairage.
La première réclame un seuil maximal à ne pas dépasser. Cette position permettrait à terme l’extinction totale :
« Particulièrement laxiste dans la définition des seuils de puissance lumineuse des installations d’éclairage et réductrice dans les paramètres pris en compte, cette norme expérimentale va à l’encontre des préconisations de scientifiques, et de références internationales pour limiter les nuisances lumineuses atmosphériques utilisées partiellement. Elle pourrait même inciter à l’objectif inverse recherché… Paradoxale, la méthode retenue part du principe d’un éclairage “minimal à maintenir” et non “maximal à ne pas dépasser” pour limiter les nuisances lumineuses. […] Elliptique, elle élimine de son champ tous les aspects biologiques des conséquences d’un éclairage artificiel excessif ou inadapté » [19][19]Extrait du communiqué de presse de l’ANPCEN du 15 juin 2011.….
La seconde préconise un seuil d’éclairage minimal :
« Il faut rappeler qu’il s’agit d’une norme expérimentale et qu’à ce titre, elle ne peut traiter que des sujets “mesurables et vérifiables”. C’est pourquoi, écrire, comme le fait l’ANPCEN, que la norme est “inutile” parce qu’elle néglige les conséquences de la lumière sur la biodiversité est inexact car, jusqu’à ce jour, ces effets dus aux éclairages publics ne sont pas mesurables et ne peuvent être intégrés dans une norme expérimentale. […] L’éclairage public est en pleine mutation technologique. On sait aujourd’hui faire des économies d’énergie dépassant régulièrement 50 % de l’énergie consommée jusqu’alors. On sait moduler l’éclairage à la demande. En France la production de CO2 ne concerne pratiquement pas l’éclairage public alimenté à 85 % par le nucléaire ; l’éclairage public n’est pas non plus gravement concerné par la pointe de consommation, puisqu’il n’en représente que 2 % actuellement, alors que la majorité des économies reste à faire » [20][20]« Polémiques sur la norme expérimentale Afnor “Nuisances….
C’est ici le rapport des uns et des autres à
la connaissance scientifique – actuellement imparfaite en matière
d’effets sanitaires, par exemple – qui est remarquable. Pour l’ANPCEN,
les preuves scientifiques accumulées par les écologues et les médecins
suffisent à la prise de décision (principe de précaution) quand, pour
l’AFE, le même savoir scientifique laisse encore une place trop
importante à l’incertitude pour qu’il puisse fonder cette même décision.
Cet usage stratégique de l’état des savoirs scientifiques doit être
replacé dans les épreuves qui ont cours lors des processus de
normalisation. Même si elles se déroulent sur des scènes différentes,
elles sont structurées par l’antagonisme entre les technicistes et les
environnementalistes. En rapprochant ou éloignant les acteurs de la
controverse, ces épreuves déterminent ce qui doit être pris en compte ou
non par la loi et la norme technique. Pour les technicistes, ce qui est
mesurable et vérifiable ; pour les environnementalistes, ce qui
pourrait advenir.
Leur rapprochement se fait sur les économies
d’énergie dans tous les espaces. Il débouche aussi sur un nouveau
zonage, les sites d’observation astronomique, localisés dans des espaces
à faible densité de population et d’activité, et la prise en compte des
nuisances lumineuses dans les zonages environnementaux existants :
réserves et parcs naturels, sites classés, etc. Leur éloignement est
sensible sur les espaces à forte densité de population et d’activité
dans lesquels l’intrication des enjeux sanitaires, environnementaux et
économiques est plus marquée. Soit la dangerosité de l’éclairage pour la
santé humaine est reconnue, dans ce cas ce sont les zones à forte
densité et leurs habitants qui doivent être protégés contre les
nuisances lumineuses. Soit la dangerosité de l’éclairage n’est pas
avérée avec certitude, et les intérêts économiques se manifestent plus
directement. Cela ne signifie pas pour autant l’absence d’effet de la
norme : elle dit l’existence d’un risque pour la santé des personnes et
sa prise en compte par un dispositif de régulation rassurant pour le
grand public.
L’espace produit la norme
Les objets spatiaux mentionnés par le décret du 12 juillet 2011 (publié au JO
le 13 juillet 2011) sont au cœur de la production de la norme
d’éclairage. Leurs caractéristiques sont autant d’arguments pris en
compte dans la définition des seuils-controverses, ce qui signifie que
l’adaptation locale de la norme d’éclairage érige l’espace en médiateur
des rapports sociaux. À titre d’illustration, l’expérience conduite dans
le département de la Saône-et-Loire entre 2007 et 2009 est riche
d’enseignements. Le Syndicat départemental d’énergie de Saône et Loire
(Sydesl) en partenariat avec le correspondant local de l’ANPCEN, la
direction interdépartementale des Routes, les maires des communes
rurales concernées, les chargés de mission des communautés de communes
et le laboratoire Théma (UMR CNRS 6049) mettent au point une méthode
expérimentale de définition des normes d’éclairage public au regard de
différentes caractéristiques des territoires intéressés. La faible
densité de cet espace à dominante rurale, la présence d’une faune et
d’une flore remarquables [21],
la qualité des aménités paysagères, la sinuosité des routes
départementales et rurales sont portées par les différents participants
aux ateliers qui se présentent chacun comme le dépositaire d’une
fraction du système spatial qui se mue en système d’adaptation située de
la norme européenne EN13201 [22].
Ainsi, pour chaque type de voie, des valeurs d’éclairement sont
définies qui se rapprochent de la borne inférieure de la fourchette
donnée par la norme EN13201. En complément, le recours aux formes de
signalisation passive est encouragé afin qu’en matière de sécurité
routière, l’éclairage public ne supplante l’attention et la vigilance du
conducteur. Une charte accompagne le dispositif. Elle vise
l’uniformisation de l’éclairage public dans les communes rurales à
partir des zonages Znief, Zico et zones sensibles autour des sites
d’observations astronomiques. Suivant les différents zonages, les
caractéristiques des luminaires sont déterminées en fonction de leur
type, des horaires de coupure de l’éclairage public sont préconisés, et
un système de gestion du réseau d’éclairage public limitant la puissance
à certaines heures de la nuit est proposé aux communes ne souhaitant
pas couper complètement l’éclairage public en milieu de nuit (Challéat,
2009).
Ce système d’adaptation locale de la norme
apporte des réponses pratiques aux questions posées par les élus en
matière de sécurité des biens, des personnes et des déplacements tout en
intégrant la protection de l’environnement. Ce dispositif, négocié avec
les services techniques de l’État, est étendu au département voisin du
Jura qui intégrera un panel plus large de participants. Informé de ce
projet, le chargé de mission « Maîtrise de la demande d’électricité » à
l’Ademe relaie cette initiative au niveau national. Ce travail est
présenté lors du pique-nique médiatisé de l’observatoire de Paris-Meudon
le 23 septembre 2008. Alors qu’il nourrit la controverse lors des
négociations publiques du Grenelle II, il reste lettre morte au niveau
départemental renforçant paradoxalement le rôle de médiateur social joué
par l’espace.
Conclusion
Cette étude du déroulement d’une controverse sociotechnique qui, sur une quarantaine d’années, traverse des
scènes animées par des réseaux locaux, nationaux et transnationaux,
permet de montrer comment les rapports sociaux investissent l’espace et
le structurent. La controverse met en scène un grand nombre d’acteurs
qui – amenés à créer et acquérir des savoirs – se placent en situation
d’expertise pour contribuer au « policy making »
(Boutaric, 2007), à la fabrication des normes en particulier. Dans ce
jeu, des conflits d’interprétation apparaissent et font évoluer les
positions et arguments au fil des changements de qualification du
problème abordé.
Certes, on observe que l’État intervient pour
institutionnaliser les rapports de force territorialement ancrés, mais
cette lecture institutionnaliste ne suffit pas à montrer les mécanismes
de prise en considération et de pérennisation d’un problème publique.
Pour que la protection du ciel étoilé demeure une préoccupation dans le
temps long, de Kitt Peak au Grenelle, les logiques militantes,
individuelles et collectives ont élargi et modifié leur répertoire de
mobilisation au-delà des frontières (Charlier et Bourgeois, 2013 ;
Collectif Renoir, 2014). Le Dark-Sky Movement,
l’International Dark-Sky Association, par les usages participatifs et
pédagogiques qu’ils font des productions scientifiques comme « The first
world atlas of the artificial night sky brightness » ou la campagne
Globe at Night, essaiment via les réseaux sociaux des méthodes qui
rendent central le travail de visibilité du problème. Celui-ci est
alimenté par de nouveaux savoirs scientifiques (scotobiologie, médecine
du sommeil, etc.).
Mais si cette condition est nécessaire, elle
est insuffisante. Le rôle de certains individus qui font le pont entre
différentes échelles et logiques d’action comme Dave Crawford, Nathalie
Kosciusko-Morizet, Anne-Marie Ducroux ou encore Jean-Claude Merlin,
président fondateur de la Société astronomique de Bourgogne, est
essentiel à la visibilité de la controverse. Autrement dit, les relais
de mobilisation (Cefaï et Terzi, 2012), qu’ils soient des individus, des
groupes, des objets ou des institutions, parce qu’ils traversent les
espaces controverses et les structurent doivent être au cœur de
l’analyse de ce qui pérennise un problème environnemental et augmente sa
considérabilité morale (Goodpaster, 1971). Cependant, la dissémination
spatiale de la controverse dans les zonages et le processus de
normalisation apparaît comme une réponse régulatrice partielle et
segmentée à un problème complexe, de par l’imbrication de ses dimensions
sociales, scientifiques et spatiales.
Notes
-
[1]
Cet article prolonge et actualise les travaux de doctorat de S. Challéat (2010) en les augmentant d’une approche des controverses sociotechniques, par le recours à la démarche de l’acteur réseau et la prise en compte du processus de normalisation en cours.
-
[2]
Nous considérons l’acteur réseau davantage comme un ensemble d’approches méthodologiques, utiles à la lecture et mise au jour des différents liens entre actants pris dans des complexes organisés, que comme une théorie construite sur des concepts articulés. En conséquence, c’est l’esprit de la démarche plutôt que la lettre que nous retenons.
-
[3]
« On ne forme pas l’opinion à Paris, ni par la télévision seulement, mais à partir de chaque commune, de chaque école, de chaque association ». Consultation nationale des associations de l’environnement, le 23 octobre 1981 à Paris. Déclaration de Michel Crépeau, ministre de l’Environnement, devant les associations, sur la politique de l’environnement : http://discours.vie-publique.fr/notices/813152600.html.
-
[4]
Actualité et Environnement, n° 8 du 21 janvier 1982.
-
[5]
En 2011, l’IDA compte environ 11 000 membres dans 70 pays.
-
[6]
Sa biographie est en ligne sur : http://www.starlight2007.net/pdf/CV/DavidLCrawford.pdf.
-
[7]
Le 2 mars 2009, l’International Dark-sky Association ouvre un bureau à Washington D.C. Son objectif (traduit par nos soins) est de « crée[r] une présence immédiate auprès des organisations et du Congrès dans l’élaboration des normes, tout en générant des possibilités accrues pour sensibiliser à la pollution lumineuse et promouvoir la protection du ciel nocturne » (source : http://darksky.org/assets/documents/PR/PR_WashingtonDC_final%20(2).pdf).
-
[8]
C’est nous qui traduisons : « Assuming average eye functionality, about one-fifth of the World population, more than two-thirds of the United States population and more than one half of the European Union population have already lost naked eye visibility of the Milky Way. »
-
[9]
Le terme scotobiologie est utilisé pour la première fois lors du symposium international The Ecology of the Night: Darkness as a Biological Imperative, Muskoka, Canada, 22-24 September 2003. Les actes sont en ligne sur le site : www.muskokaheritage.org/ecology-night/.
-
[10]
AFE, 1961, Recommandations relatives à l’éclairage des voies publiques, Paris, Lux Éditions.
-
[11]
CIE, 1965, International recommendations for the lighting of public thoroughfares, Paris, CIE.
-
[12]
Site Internet de l’AFE, http://www.afe-eclairage.com.fr/.
-
[13]
ANPCEN, 2010, « Les réponses de l’ANPCEN aux 40 questions soulevées par l’AFE sur l’éclairage public » (http://www.parc-vosges-nord.fr/medias/File/_doc_dyn/french/4reponses_aux-40question-afe1330097954.pdf).
-
[14]
SOS, bulletin de l’ANPCEN, avril, mai et juin 2006.
-
[15]
SOS, bulletin de l’ANPCEN, numéro 37, printemps 2008.
-
[16]
L’article 36 du projet de loi Grenelle I est le débouché politique majeur attendu par les associations d’astronomes et de protection de l’environnement nocturne.« L’article 36 » devient l’étendard de l’aboutissement institutionnel de leur « lutte ».
-
[17]
Dossier de presse sur le déplacement de la secrétaire d’État chargée de l’Écologie à l’observatoire de Paris-Meudon le 23 septembre 2008.
-
[18]
La composition de la commission Afnor XP X90-013 est consultable sur : http://www2.afnor.org/espace_normalisation/structure.aspx?commid=2404.
-
[19]
Extrait du communiqué de presse de l’ANPCEN du 15 juin 2011. « L’Association nationale pour la protection du ciel et de l’environnement nocturnes (ANPCEN) appelle au retrait de la norme expérimentale censée “minimiser” les “nuisances lumineuses extérieures” ».
-
[20]
« Polémiques sur la norme expérimentale Afnor “Nuisances lumineuses” : quand l’outrance nuit à la vérité », Le Point de Vue de l’AFE, numéro 13, 1er juillet 2011.
-
[21]
Ce capital écologique spatial est protégé dans des zones naturelles d’intérêt écologique faunistique et floristique et des zones importantes pour la conservation des oiseaux.
-
[22]
La norme européenne EN13201, applicable en France depuis 2005, de portée non obligatoire, donne les niveaux d’éclairement minimums à maintenir en fonction du type de voie ou des lieux piétonniers. Elle est en cours de révision depuis 2009.
- Mis en ligne sur Cairn.info le 26/01/2015
- https://doi.org/10.1051/nss/2014045