Si
l’importance cruciale de la reconstruction écologique de nos sociétés
n’est plus à démontrer et fait l’objet d’un large consensus, son
ampleur, son financement et les modalités de sa mise en œuvre demeurent
très largement discutés, ce qui en fait un objet politique de toute
première importance. Une véritable reconstruction écologique suppose en
effet des moyens financiers importants, difficiles à mobiliser sans une
action déterminée de l’État, des banques centrales et des institutions
financières publiques afin de compenser ce que le marché seul ne pourra
pas réaliser. Une telle action ne peut que reposer sur une vision
différente de la politique monétaire et budgétaire sur les plans
théorique et pratique. Cette note propose des solutions concrètes pour
parvenir à un financement adéquat de la reconstruction écologique, en
distinguant ce qui peut être effectué dans le cadre juridique et
financier européen actuel et ce qui pourrait être obtenu en allant
au-delà de ce cadre. Elle insiste également sur la différence d’ambition
entre le Green deal présenté aujourd’hui au niveau européen et le Green
New Deal tel qu’il est souhaité par de nombreux acteurs.
Introduction
La reconstruction écologique de nos sociétés est un impératif
pour notre survie et une chance à saisir dans l’histoire du progrès
humain. Nous le savons : la concentration de dioxyde de carbone
(CO2) dans l’atmosphère est aujourd’hui d’environ 415 parties par
million (ppm), soit un niveau inédit dans toute l’histoire de
l’humanité. La dernière fois qu’un niveau similaire avait été atteint,
c’était il y a trois millions d’années, alors que les températures
étaient 3 à 4°C plus élevées. Le niveau des océans était alors de 15 mètres plus élevé qu’aujourd’hui, une réalité que nous pourrions de nouveau connaître au XXIIe
siècle à trajectoire constante. Cette atteinte à la planète se double
d’une atteinte à la vie : la sixième extinction de masse devient une
réalité puisque nous avons perdu 60% des effectifs d’animaux sauvages de
la planète en moins d’un demi-siècle, soit un rythme cent à mille fois
supérieur au taux naturel de disparition des espèces.
Éclairés par ce que la science du climat nous permet de comprendre de notre avenir et des conséquences de notre action, nous
voici également placés devant l’opportunité de repenser en profondeur
notre manière d’habiter la Terre, en décarbonant notre production
d’énergie, nos modes de transports et d’habitation, en protégeant la
biodiversité et en nous donnant les moyens de bâtir une économie
circulaire digne de ce nom. En effet, les périodes de crise,
comme les périodes de guerre ou de reconstruction, ont cet avantage
qu’elles peuvent nous permettre de dépasser les frilosités idéologiques
et l’inertie de l’habitude pour mettre en place de nouveaux modèles de
société et retrouver ainsi la voie démocratique du progrès social, qui,
sans ce changement de cap, est rendu impossible par la dégradation du
milieu duquel nous dépendons pour toute notre économie. Toutefois, la multiplication des discours écologistes
contraste de plus en plus avec la faiblesse des propositions, des
mesures avancées et des résultats obtenus. En effet, financer
un « Green New Deal », c’est-à-dire un vaste programme de reconstruction
écologique qui inclut une dimension sociale et permette un véritable
découplage entre l’amélioration de la qualité de vie de toutes et de
tous et l’utilisation de ressources naturelles non renouvelables,
suppose de mobiliser des moyens humains et financiers significatifs. Or,
malgré quelques mécanismes d’incitation plus ou moins efficaces, la
sphère financière et le secteur privé s’avèrent très largement
incapables de financer et d’organiser seuls l’effort de reconstruction
écologique et de s’imposer les cadres réglementaires nécessaires.
L’objet de cette note est donc d’abord de rappeler le contenu et les
enjeux financiers d’un véritable programme de reconstruction écologique,
ainsi que les obstacles institutionnels et politiques qui s’opposent à
leur réalisation et les limites de ce que peut réaliser le « marché »,
livré à lui-même, dont on attend tout aujourd’hui. Elle propose ensuite
des solutions financières concrètes pour dépasser ces contraintes afin
de créer les conditions de mise en œuvre d’un réel programme de
reconstruction écologique en France et en Europe.
Table des matières I. Il n’y aura pas de reconstruction écologique sans investissement massif et sans rupture avec les dogmes existants.
A. Un plan de reconstruction écologique suppose d’investir des sommes
significatives qui constituent une opportunité de renouer avec le
progrès.
B. Le secteur privé ne pourra pas répondre seul au défi de la reconstruction écologique.
C. « Green Deal » vs « Green New Deal » : distinguer deux niveaux d’ambition. II. Passer la première et financer une véritable reconstruction écologique
A. Il existe des marges de manœuvre importantes qui ne sont pas exploitées dans le cadre juridique actuel
1) Identifier ce qui est bon pour la reconstruction écologique pour guider les investissements.
2) Utiliser le levier fiscal et celui de la commande publique dans un souci d’efficacité et de justice
3) Utiliser les Banques publiques d’investissement pour investir rapidement.
4) Mobiliser l’épargne des Français.
B. Des actions non conventionnelles peuvent être défendues à la frontière de ce qu’autorisent les Traités
1) Remettre en cause la « neutralité » de la politique monétaire pour agir en faveur du climat et de la biodiversité.
2) L’annulation des dettes publiques détenues par la banque centrale en échange d’investissements verts
C. Penser hors du cadre et mettre en œuvre une réforme ciblée des
traités en matière budgétaire et monétaire au profit de la transition
écologique.
1) Réformer la politique budgétaire et les aides d’État pour
augmenter la capacité d’investissement dans la reconstruction
écologique.
2) Réviser les règles en matière d’aides d’État
3) Utiliser l’arme de la monnaie libre comme pilier de la reconstruction écologique.
4) Une telle politique est-elle soutenable ?.
5) Des externalités économiques positives, facteur de dynamisme et d’innovation.
D. Redynamiser l’économie dans son ensemble, résorber le chômage
Conclusion.
I. Il n’y aura pas de reconstruction écologique sans investissement massif et sans rupture avec les dogmes existants
La présente note fait le choix d’utiliser le terme de « reconstruction écologique »
plutôt que de « transition écologique » pour insister sur le caractère
matériel généralisé de l’effort à mener, ainsi que pour réaffirmer que
l’objectif à poursuivre doit être celui d’une reconstruction et non pas
celui d’une déconstruction ou d’une décroissance, terme par ailleurs
trop équivoque. En effet, l’ère fossile a provoqué d’immenses
destructions des écosystèmes naturels mais aussi des institutions
démocratiques et du lien social. Concrètement, la reconstruction
écologique peut se décliner en 4 objectifs principaux :
diminuer le niveau global des émissions de gaz à effet de serre ;
réduire l’intensité énergétique des activités humaines ;
diminuer l’intensité carbone de l’énergie utilisée par l’homme (le ratio gaz à effet de serre/énergie) ;
prendre en compte dans l’activité humaine le respect de la nature,
la réduction du volume de déchets et la sauvegarde de la biodiversité.
Mais ne nous y trompons pas : on ne luttera pas efficacement
contre la dégradation de notre écosystème avec moins de moyens ou dans
un appauvrissement généralisé[1].
La décroissance du produit intérieur brut (PIB) n’entraîne pas
nécessairement une réduction des activités polluantes, comme sa
croissance ne garantit en rien le développement des activités vertes. Le
PIB, guide universel et quasi-exclusif des politiques économiques
aujourd’hui, apparaît d’ailleurs comme un très mauvais indicateur du
progrès ou de l’amélioration de la qualité de vie, puisqu’il ignore tout
de la répartition des richesses et de la dégradation des écosystèmes.
C’est en ce sens qu’il est très important de raisonner sur des bases
différentes et donc de recourir à des indicateurs alternatifs. Cela
suppose cependant d’avoir conscience des volumes d’investissement
nécessaires pour faire ce que l’on sait pouvoir faire en l’état de nos
connaissances et de nos techniques.
A. Un plan de reconstruction
écologique suppose d’investir des sommes significatives qui constituent
une opportunité de renouer avec le progrès
À l’échelle de l’Union européenne (UE), la Cour des comptes
européenne estime ainsi que réussir à atteindre l’objectif de neutralité
carbone en 2050[2]
nécessitera un investissement annuel total, secteurs public et privé
confondus, de 1 115 milliards d’euros entre 2021 et 2030, soit au minimum 300 milliards d’euros de plus chaque année que ce qui est investi à l’heure actuelle[3].
Il s’agit en priorité d’isoler les bâtiments, de développer des modes
de transports moins polluants et la production d’énergies
renouvelables : 736 milliards d’euros dans le secteur des transports,
282 milliards dans le secteur résidentiel et dans le secteur des
services, 78 milliards dans les réseaux, dans la production et dans les
chaudières industrielles, 19 milliards d’euros dans l’industrie.
Pour la France, l’Institut de l’économie pour le climat (I4CE) estime
que, pour la période 2019-2023, les montants nécessaires pour atteindre
les objectifs énergétiques et climatiques français dans les secteurs du
bâtiment, des transports et de la production d’énergie sont situés
entre 55 et 85 milliards d’euros par an : soit 2,5 à 4% du PIB[4].
Pour ces trois secteurs, les investissements publics et privés ne
s’élevaient en 2017 qu’à 31 milliards d’euros (et 40 milliards d’euros
en 2018) : il manque donc entre 15 à 45 milliards d’euros par an d’investissements, privés et publics, sur ces seuls secteurs.
Le cas de la rénovation énergétique des logements en France est le
mieux documenté : sur les 32 millions de logements que compte notre
pays, seuls 7 millions affichent un niveau élevé de performance
énergétique. Cela signifie qu’il y a 25 millions de logements à rénover.
Selon la performance visée, le type de logements, la performance des
entreprises et leurs marges, le coût au m2 peut varier sensiblement, de 200 à 500 euros au moins[5]. Un
plan ambitieux de rénovation d’un million de logements par an, dont
nous sommes très éloignés actuellement, coûterait donc entre 20 et 50
milliards d’euros par an jusqu’en 2040.
Il faut encore ajouter à cela des dépenses d’adaptation aux effets du
changement climatique, mais aussi de protection de la biodiversité,
comme le financement de l’Office national des forêts (ONF) et de
l’Agence française pour la biodiversité (AFB), la lutte contre
l’artificialisation des sols, les aides à la reconversion de
l’agriculture vers une agriculture biologique et sans excès de produits
chimiques[6]
et de nombreuses autres mesures qui touchent l’ensemble du spectre
d’activité de notre pays. De nombreuses actions sont également à
conduire dans le domaine de l’économie circulaire, notamment pour
développer le recyclage et l’écoconception des produits de consommation.
Enfin, des secteurs entiers de l’économie et de l’industrie seront
touchés par la reconversion écologique des modes de production : pour
que la reconstruction écologique soit socialement acceptable, il faut
prévoir d’investir massivement dans des plans de reconversion des
emplois, des qualifications et des friches industrielles. Ces dépenses
sont par ailleurs nécessaires pour bâtir le nouveau système économique
dont nous avons besoin. Ajoutées les unes aux autres, ces différentes mesures
représentent des besoins annuels d’investissements supplémentaires dans
une fourchette comprise entre 70 et 100 milliards d’euros par an pour la
France, et donc 6 à 7 fois plus pour l’ensemble de l’UE (si
l’on rapporte le poids relatif de l’économie française au sein de
l’Union, soit environ 15 %), dont une majeure partie devra être financée
par l’État, les collectivités et les institutions publiques puisque le
secteur privé ne parvient pas à mobiliser les sommes nécessaires (cf.
supra). Par ailleurs, le coût de certains programmes à mettre en œuvre,
comme le développement du ferroutage, demeure incertain mais est
sûrement non négligeable. Rappelons par exemple qu’en Europe, près de
75 % du fret intérieur passe actuellement par la route. Il est donc
essentiel que le rail et les voies navigables intérieures prennent
rapidement en charge une part substantielle de cette activité. Comment
l’envisager dans un contexte de privatisation et de raréfaction du
soutien public aux entreprises de transport ? Il faut donc recréer des
pôles publics dédiés aux transports pour mettre en œuvre le ferroutage à
grande échelle.
Enfin, les investissements en faveur de la reconstruction
écologique doivent aussi s’accompagner du recul des flux monétaires vers
les activités ayant un bilan environnemental négatif. Ceux-ci
sont estimés à 73 milliards d’euros en 2017 par I4CE. Ce résultat net
entre investissements et désinvestissements peut donc in fine
s’avérer positif pour l’activité et éventuellement l’emploi et les
salaires. La reconstruction écologique n’est pas l’ennemie de l’emploi,
bien au contraire. La production en circuit court et la nécessité de
réduire la consommation d’énergie fossile amènent à relocaliser des
productions, à reconstruire différemment les circuits agricoles et
alimentaires et à revoir l’aménagement du territoire au profit des
villes petites et moyennes. Il s’agit de construire ou de reconstruire
une économie locale et régionale fortement créatrice d’emplois.
Cependant, il est illusoire de penser que la sphère privée puisse
parvenir seule à ce résultat.
B. Le secteur privé ne pourra pas répondre seul au défi de la reconstruction écologique
La théorie économique dominante a longtemps défendu l’idée, et la
défend encore, que des incitations correctes et les mécanismes de
signaux-prix suffisaient à permettre au marché de « découvrir » seul la
voie à suivre[7].
Dans cette vision malheureusement toujours d’actualité, une information
correcte du consommateur, des producteurs responsabilisés, une finance
étiquetée « durable », le tout fonctionnant selon des règles de
concurrence respectées, suffiraient à verdir notre modèle économique.
D’une manière générale, la théorie économique sur laquelle reposent ces arguments fait le constat que l’environnement n’a pas de prix en tant que tel, et que sa destruction n’a donc pas de coût non plus aux yeux du marché.
Par exemple, pourquoi le signal-prix demeure-t-il bas pour le poisson,
alors que la faune halieutique est en voie de disparition accélérée ?
En outre, les politiques économiques des dernières décennies se sont
montrées soucieuses du maintien de la rentabilité des actifs financiers,
et ce tout particulièrement après l’effondrement des marchés financiers
globaux en 2008. Les rendements des actifs financiers restent
globalement élevés, voire très élevés. Par exemple, l’indice boursier
français CAC 40 a augmenté de 30% au cours de l’année 2019. Dans le même
temps, les projets d’économie d’énergie ont une rentabilité faible,
puisque les économies dégagées en termes d’émissions de gaz à effet de
serre (prix du carbone) ne sont comptées que pour un montant très
faible. Ainsi, dans le capitalisme financier que nous connaissons
actuellement, la rentabilité passe avant toute autre considération puisqu’elle est au fondement de toute activité de marché.
Le résultat est qu’investir dans la transition énergétique, dont la
rentabilité annuelle immédiate est souvent inférieure à 2% à court terme
quand elle n’est pas négative, est souvent beaucoup moins profitable
que d’investir sur les marchés financiers qui offrent des rendements de
10 % ou plus[8].
La pensée néolibérale en matière économique répond par la théorie des
incitations et par l’internalisation des externalités, c’est-à-dire par
l’idée selon laquelle on pourrait orienter le marché par des mécanismes
d’incitation et de coûts sans renier pour autant ses mécanismes
fondamentaux. Or, il est difficile d’agir seulement à travers des taxes
ou des mécanismes de marché du carbone fondés sur des quotas dont on
connaît l’insuffisance et les effets pervers[9].
Ces mécanismes de marché, mis en œuvre depuis de nombreuses années,
n’ont en effet pas réussi à augmenter le prix du carbone à un niveau
suffisant pour rentabiliser suffisamment les projets dits
« bas-carbone », surtout en comparaison des rendements offerts par
d’autres opportunités d’investissement, notamment sur les marchés
financiers. En définitive, les financements dits
« verts » demeurent faibles : moins de 2% des portefeuilles des
investisseurs, moins de 2% du marché obligataire, et pas plus de 15% des
crédits bancaires syndiqués[10]. Les financements verts représentaient ainsi environ 680 milliards de dollars en 2016 dans le monde[11],
dont 295 milliards d’euros dans les énergies renouvelables alors même
que 742 milliards de dollars avaient été investis dans les énergies
fossiles la même année, sans compter les subventions.
De son côté, l’émission d’obligations « vertes » reste très en-deçà des niveaux attendus et souffre en outre d’un problème de contrôle et de cohérence.
En l’absence de définition juridique précise des objets finançables, la
plupart des projets masque une forme d’écoblanchiment, aussi qualifié
de greenwashing. En conséquence, les institutions européennes
ont entamé des discussions sur un système de classification (une
taxonomie) des activités économiques durables, étape préalable à une
définition officielle. Un pas utile dans la bonne direction, mais dont
la portée demeure très limitée en l’absence de davantage
d’investissements rentables éligibles à cette catégorisation. L’encours mondial total d’obligations vertes ne représente encore que 464 milliards de dollars dans le monde,
soit à peine la moitié des financements supplémentaires qui seraient
nécessaires chaque année au niveau de l’Union européenne, selon la
fourchette basse de la cour des comptes européenne[12].
D’ailleurs, les obligations vertes viennent très souvent financer, ou
refinancer, des projets qui auraient de toute façon été financés sans ce
« label », ce qui pose le problème de l’additionnalité de ces
investissements.
Un
montant très limité d’obligations vertes dans le monde / Source : Note
parue sur le bloc-notes la Banque de France, décembre 2019.
Ce n’est pas pour autant que la monnaie et la finance doivent disparaître de la recherche de solutions, bien au contraire[13]. Un enjeu essentiel consiste à comprendre que l’État peut financer des investissements non rentables financièrement mais « rentables » socialement, patrimonialement ou stratégiquement, et que c’est bien grâce à cette institution sociale qu’est la monnaie qu’il peut le faire.
Cette nouvelle compréhension du rapport étroit entre la monnaie et le budget était au cœur d’une proposition
de loi organique relative aux lois de finances tendant à limiter le
rôle de l’endettement dans la création de monnaie.
Rétrospectivement, cette proposition historique aurait pu donner un tout
autre visage au développement économique de notre pays et à notre
conception économique. La proposition n°157 fut déposée sur le bureau de
l’Assemblée nationale le 22 juillet 1981 par M. Vincent Ansquer et 43
autres députés, en se fondant sur les travaux de l’économiste Tovy
Grjebine. Cette proposition visait à refondre la présentation
traditionnelle du budget en lui adjoignant en particulier une section
intitulée « budget de croissance financé par une création monétaire
proportionnelle à la croissance du PNB ». Cette section aurait été
financée par la banque centrale, par de la « monnaie définitive » (que
nous appellerons « monnaie libre » dans la seconde partie de cette note
car il s’agit d’une monnaie libre de dette). Cette injection monétaire
permanente sans endettement correspondant aurait ainsi pu permettre à
l’Etat de financer des investissements ou d’alléger la pression fiscale,
dans des limites définies par le Parlement grâce à la loi de finances.
Il s’agit dès lors de proposer une toute autre vision de la dépense
publique : celle-ci apparaît facile à financer, grâce à une autre vision
de la politique monétaire et budgétaire[14]. La seule véritable limite en la matière est la dette extérieure, nous y reviendrons.
En outre, c’est aussi grâce à la monnaie que l’on peut faire le choix de financer des grands programmes non immédiatement rentables, contre la logique de rentabilité immédiate du marché.
Pensons par exemple à la reconstruction conduite après la Seconde
Guerre mondiale, au plan Marshall, ou au programme Apollo, exemples dans
lesquels la rentabilité passe bien après des questions stratégiques et
politiques, bien qu’elles puissent s’avérer in fine tout à fait rentables. Aux États-Unis, le débat sur le Green New Deal
place cette problématique au cœur de la réflexion. L’une des
principales représentantes démocrates, Alexandria Ocasio-Cortez, a ainsi
fait du Green New Deal un axe stratégique de son discours[15]. Au centre de cette ambition, l’idée d’un volontarisme de l’action publique est pleinement assumée : «Quand JFK a dit que nous enverrions un homme sur la Lune d’ici la fin de la décennie, on lui a répondu “impossible”. Quand Roosevelt a appelé les États-Unis à construire 185 000avions lors de notre entrée dans la Seconde Guerre mondiale, tout le monde lui a ri au nez. Sauf qu’au début de la guerre, les États-Unis produisaient 3000avions par an et à la fin 300 000. Voilà ce qui arrive quand un pays est vraiment dirigé. »[16]
C’est également cela dont nous avons besoin pour assurer une reconstruction écologique à la hauteur des défis : un
volontarisme et une planification dans la mise en œuvre, associés à des
moyens financiers importants, ce qui suppose une étroite coordination
entre politiques monétaire et budgétaire, la remise en cause d’un
certain nombre de dogmes et une volonté de coopérer avec les autres
pays, en particulier la Chine qui émet désormais plus de CO2 que l’Europe et les Etats-Unis réunis[17].
Force est de constater que nous en sommes encore loin, même après les
déclarations de la nouvelle présidente de la Commission européenne en
faveur d’un « Green Deal ».
C. « Green Deal » vs « Green New Deal » : distinguer deux niveaux d’ambition
Au sein de l’Union européenne comme en France, le volontarisme des discours demeure malheureusement souvent dénué d’effets concrets, en particulier lorsqu’il s’agit de toucher au volet financier des promesses.
À cet égard, les annonces faites dans le cadre du « Green Deal » voulu
par la nouvelle présidente de la Commission européenne, Mme Ursula Van
der Leyen, n’échappent pas à la règle, malgré une rhétorique qui ne
lésine pas sur l’hyperbole : « C’est un moment aussi important pour l’Europe que lorsque l’homme a marché sur la lune » déclarait-elle le 11 décembre 2019.
Le problème porte à la fois sur le contenu des ambitions affichées et
sur la mobilisation des moyens nécessaires à leur réalisation. Certes,
le document de la Commission fait état de la nécessité d’investir dans
la plupart des secteurs que nous avons ciblés au début de cette note. Il
prévoit également la mise en place d’un « fonds de transition juste »,
doté de 100 milliards d’euros pour les régions les plus affectées par la
transition écologique, notamment les régions dépendantes du charbon[18]. En revanche, de nombreuses difficultés et incertitudes portent sur le financement global de ce plan.
La première d’entre elles concerne le niveau global du financement
proposé. Dans le document de décembre 2019 accompagnant la révélation de
ce plan, la Commission estime que, pour atteindre les objectifs actuels
en matière de climat et d’énergie à l’horizon 2030, des investissements
annuels supplémentaires de 260 milliards d’euros publics et privés[19],
soit environ 1,5 % du PIB de 2018, sont nécessaires, c’est-à-dire près
de 2 600 milliards d’euros sur 10 ans. Cependant, quelques jours
auparavant, Mme Van der Leyen a martelé à plusieurs reprises que l’UE
mettrait en place un plan d’investissement d’un montant de 1 000
milliards d’euros sur dix ans qui a largement été repris dans la presse[20]. Par conséquent, quel est le montant réel prévu ? Faut-il considérer que ce sont 2 600 milliards d’euros ou 1 000 milliards d’euros qui seront investis ?
On aurait pu émettre l’hypothèse que Mme Van der Leyen voulait
uniquement parler de l’investissement public à travers les 1 000
milliards d’euros et que grâce à l’effet de levier exercé sur
l’investissement privé, la somme finale attendue serait de 2 600
milliards d’euros. Or, cette option semble à écarter puisque la
présidente de la Commission affirme que l’effort global d’investissement sera obtenu par une combinaison de fonds publics et de fonds privés,
ce qui a une grande importance comme nous le verrons par la suite. Par
ailleurs, même si l’on admettait que la version à 2 600 milliards
d’euros sur dix ans traduit l’ambition réelle de la Commission, celle-ci
demeurerait trop faible pour répondre aux enjeux. Rappelons par
comparaison que nous avons estimé que l’investissement supplémentaire en
France sur dix ans devrait être compris entre 500 et 1 000 milliards
d’euros pour réaliser un véritable Green New Deal, ce qui porterait la somme minimale requise en zone euro à un montant compris entre 3 000 et 6 000 milliards d’euros, le poids économique de la France représentant près de 15 % du poids économique total de la zone euro.
Au-delà de cette divergence de chiffres, il existe une difficulté
encore plus sérieuse : où et comment trouver ces sommes dans le projet
européen qui nous est proposé ? Sur ce point, le compte n’y est
clairement pas. Les mesures proposées par la Commission ne laissent en rien présager qu’il lui sera possible de mobiliser ne serait-ce que les 1 000 milliards d’euros promis par Mme Van der Leyen sur 10 ans, sans parler des 2 600 milliards d’euros.
Il est capital de comprendre ce point pour ne pas susciter de
désillusions dans l’opinion publique. En effet, selon la Commission
européenne, les sources de financement du Green Deal seront les suivantes :
25 % du budget de l’Union:
soit environ 37 milliards d’euros par an puisqu’en 2019, le budget de
l’Union européenne est de 148,2 milliards d’euros. Même si on prend en
compte l’augmentation du budget de l’UE pour la période 2021-2027 (soit
1 300 milliards d’euros pour l’ensemble de la période), la quote-part
annuelle ne dépasse pas 46 milliards d’euros, dont une grande partie
existe déjà, notamment à travers la politique agricole commune (PAC). Sur dix ans, dans le meilleur des cas, ce sont 460 milliards d’euros qui seraient ainsi investis ;
30 % des investissements permis par le Fonds InvestEU[21],
soit environ 195 milliards d’eurosd’investissements privés garantis par
le Fonds si l’on part du principe que ces 30 % font référence à
l’objectif total d’investissement privé du Fonds pour le prochain cadre
financier pluriannuel 2021-2027[22]. Ces
195 milliards d’euros d’investissements privés, permis par le Fonds
InvestEU, en faveur du climat sur sept ans donneraient donc lieu à un investissement annuel moyen d’environ 28 milliards d’euros,
dont là encore une partie existe déjà puisque le Fonds InvestEU ne fait
que prendre la suite du Fonds européen d’investissement stratégique
(FEIS). Sur dix ans, dans le meilleur des cas, ce sont 280 milliards d’euros qui seraient ainsi investis ;
Enfin, la Banque européenne d’investissement (BEI)
s’est fixé pour objectif de doubler la part que l’action pour le climat
représente dans son portefeuille, en passant de 25 % à 50 % en 2025.
Mais la communication qui a entouré la mise en œuvre de cette prétendue
« banque du climat» doit être largement nuancée. En effet, la BEI
dépense aujourd’hui environ 18 milliards d’euros par an pour des financements climat et elle devrait ainsi passer à 30 milliards d’euros, soit environ 12 milliards d’euros supplémentaires par an. Sur dix ans, dans le meilleur des cas, ce sont ainsi 120 milliards d’euros supplémentaires qui seraient investis par ce biais.
En définitive, les différents instruments évoqués ne mobiliseraient au plus que 860 milliards d’euros sur 10 ans, avec une mobilisation importante des fonds privés via
le dispositif Invest UE. À cela s’ajouteraient les cofinancements
nationaux découlant des différents programmes européens, à hauteur de 114 milliards d’euros
selon la Commission. Enfin, la Commission propose également d’augmenter
les ressources propres de l’UE grâce à l’attribution de 20 % des
recettes tirées du système d’échanges de quotas d’émission (SEQE) à son
budget et à la mise en place d’une taxation des emballages en plastique
non recyclés.
Mises bout-à-bout, ces différentes mesures permettraient, sur le
papier, d’approcher l’objectif de 1 000 milliards d’euros
d’investissement sur 10 ans. Mais il faut bien comprendre que la majeure partie de ces ressources existent d’ores et déjà dans le budget de l’UEet qu’il ne s’agit donc pas d’argent frais.
Cela concerne par exemple le redéploiement des aides de la PAC et celui
des différents budgets qui forment le budget global de l’Union, comme
celui de la recherche à travers le programme Horizon 2020.
Cela entraîne deux conséquences importantes. D’une part, il serait
souhaitable de savoir quels programmes existants seront délaissés pour
financer l’effort en faveur du climat. Si ce dernier est prioritaire,
d’autres sujets importants ne doivent pas être délaissés pour
autant, que ce soit en matière d’action sociale (à travers les fonds de
cohésion) ou de recherche. Sur ce point, le document de la Commission
est muet, en dehors des redéploiements prévus au sein de la PAC. D’autre
part, si l’on neutralise les financements déjà existants,
l’effort financier supplémentaire réel ne représente au mieux que 20 à
30 milliards d’euros par an sur la période 2021-2027.
Alors comment atteint-on les 260 milliards d’euros supplémentaires
d’investissement annuels promis par la Commission ? Le reste, soit une
somme comprise entre 230 et 240 milliards d’euros, devra donc provenir de deux autres sources : les États et le secteur privé.
Or, les États sont confrontés à des difficultés financières et
motivés par des postures idéologiques qui les conduisent, sous
l’influence des institutions européennes mais aussi de leur propre chef,
à limiter leurs dépenses et à désinvestir au sens littéral du terme : l’investissement public n’a jamais été aussi bas qu’aujourd’hui.
Comment pourraient-ils mobiliser chaque année des dizaines de milliards
d’euros d’investissement supplémentaires et rester en même temps sous
la barre des 3 % de déficit et des 60 % de dette publique (critères par
ailleurs largement décriés et à juste titre car sans fondement rationnel
sérieux[23]) ?
Il ne reste que le secteur privé, sur lequel le Green Deal
de la Commission place en réalité tous ses espoirs ou toutes ses
illusions. Comme le révèle en effet le document de la Commission : « Le secteur privé sera déterminant
pour financer la transition écologique. Des signaux à long terme sont
nécessaires pour orienter les flux financiers et les flux de capitaux
vers les investissements écologiques et éviter les actifs échoués. » Cela passe notamment par le travail conduit au sein de l’UE pour élaborer pour une taxonomie des actifs
classés en fonction de leur contribution aux objectifs de l’UE en
matière de développement durable. La taxonomie européenne deviendrait
ainsi un outil pour permettre aux investisseurs d’allouer des capitaux
ou d’influencer les activités des entreprises vers la réalisation des
objectifs de développement durable[24]. Cela devrait également conduire la Banque centrale européenne (BCE) à instaurer un dispositif de décote lors du refinancement
accordé aux banques, ou lors de ses opérations d’achat d’actifs,
concernant les titres financiers représentatifs d’activités contraires
aux objectifs de l’accord de Paris. Enfin, cela passe par des garanties financières d’emprunt
accordées aux entreprises investissant pour réduire leurs émissions ou
pour développer des activités favorables au climat, notamment par le
biais du dispositif Invest UE géré par la BEI.
En cela, le Green Deal n’innove pas, tous les instruments
économiques de l’UE partagent la même philosophie depuis des années :
utiliser des garanties plutôt que des subventions, renforcer les
« incitations » et la transparence. Il ne s’agit pas de condamner ce
mode d’intervention mais de prendre conscience de ses limites. Celles-ci
sont multiples. En premier lieu, on constate que les financements
accordés l’auraient souvent été sans aucun apport public, ce qui pose le
problème de l’additionnalité des dépenses.
Par ailleurs, rien ne dit que l’investissement privé permettra
d’atteindre les objectifs fixés, surtout dans les délais impartis, ni
qu’il s’opérera sur les segments d’activité
dont nous avons besoin, dont certains ne sont pas rentables et ne
peuvent donc pas être correctement financés par le privé. Le schéma
global de financement du Green Deal est donc trop largement
dépendant du secteur privé. Cela aura un impact sur les projets
individuels : lorsque ceux-ci sont soumis à une exigence de rendement
importante de la part des acteurs privés, cela peut aussi se traduire
par un coût élevé pour l’utilisateur ou le client, le réservant de facto
à des clientèles aisées. Dans un contexte de stabilité des prix et des
revenus du travail, la cherté est souvent un facteur d’échec des
projets, qui ne voient pas le jour. C’est pourquoi de nombreux
investisseurs soulignent le manque de projets écologiques dans lesquels
investir, ce qui incompatible avec un objectif de reconstruction
écologique global et rapide. Il existe ainsi un paradoxe à vouloir remédier aux failles de marché en recourant uniquement à des mécanismes de marché.
Dans ce Green Deal, on cherche ainsi vainement les éléments représentatifs d’un vrai programme d’investissement public,
qui ne soit pas essentiellement construit en partant du principe que le
marché privé fournira l’essentiel de l’effort en temps et en heure,
grâce à des « incitations » bien choisies. Cette croyance nous conduit
dans l’impasse : nous perdons des années précieuses pendant que le
climat et les économies se dégradent. C’est pourquoi il convient de bien
marquer la différence entre « Green Deal » et « Green New Deal » ou
reconstruction écologique telle que nous la défendons ici, car la
contiguïté lexicale n’entraîne pas nécessairement celle des ambitions.
II. Passer la première et financer une véritable reconstruction écologique
L’enjeu des prochaines
années est de pouvoir mobiliser des fonds rapidement, dans des volumes
importants, et de les investir directement là où l’exige l’impératif écologique,
même lorsque cela n’est pas immédiatement rentable financièrement ou
lorsque cela contrevient à la prétendue libre concurrence. Cela implique
un changement radical de nos modes de financement et une action
volontariste de l’État, des banques centrales et des banques publiques
d’investissement, ainsi que le renoncement à un certain nombre de dogmes
établis. En effet, la concurrence parfaite suppose des
caractéristiques qui ne se rencontrent jamais dans la réalité, à savoir
des marchés composés de nombreuses entreprises de taille raisonnable,
parfaitement informées, libres d’accéder au marché et incapables
d’imposer leurs prix sur des produits idéalement homogènes. En réalité,
les logiques de rachat des concurrents pour acquérir des situations
dominantes, appuyées sur la dérégulation financière, ainsi que les
logiques de différenciation invalident l’atomicité requise du marché et
l’homogénéité des produits. Pourtant, c’est bien cette hypothèse de
l’existence d’une concurrence potentiellement parfaite qui a présidé à
l’élaboration du cadre institutionnel européen, et notamment à
l’indépendance et à la soi-disant « neutralité » de la banque centrale.
Une partie des mesures que nous proposons peut toutefois s’appliquer
immédiatement, sans modifier les traités européens : il est d’autant
plus regrettable qu’elles ne soient pas mises en œuvre. Pour certaines
mesures plus ambitieuses, comme l’introduction
de monnaie libre de dettes pour la reconstruction écologique ou le
recours à un vaste programme de subventions publiques,
certaines dispositions des traités doivent être rediscutées. Il est donc
fondamental d’avoir une vision claire des limites induites par les
traités actuels. Contrairement à la caricature du débat médiatique
européen le choix n’est pas entre l’Union européenne et le populisme
d’extrême droite anti-européen. Il est vital de réformer les traités
afin de sauvegarder le projet européen comme tel. Nous voulons l’Union
européenne mais pas de ces institutions intouchables.
A. Il existe des marges de manœuvre importantes qui ne sont pas exploitées dans le cadre juridique actuel
1) Identifier ce qui est bon pour la reconstruction écologique pour guider les investissements
Une des premières tâches à
accomplir pour la reconstruction écologique est la définition précise
de ce qui doit être financé et de ce qui doit être désinvesti.
C’est probablement dans ce domaine de la « taxonomie » verte que les
actions conduites au niveau européen ont été les plus avancées. La
taxonomie doit permettre de classifier les activités en fonction de
catégories purement « vertes », « de transition », ou « permettant la
transition » écologique. Définir ce cadre n’est pas une tâche facile :
entre les États membres, les débats ont été rudes, notamment sur la
question du gaz et du nucléaire.
Une fois ce référentiel adopté, au plus tard fin 2021, la
réglementation obligera les entreprises à publier la part de leur
chiffre d’affaires et de leurs investissements annuels réalisés en
fonction de cette classification. De la même façon, les fonds
thématiques environnementaux et les fonds se disant durables devront
dire clairement quelle part de leurs encours sert à financer des
activités relevant de la taxonomie. Il s’agira indéniablement d’un outil
d’information utile pour les investisseurs privés comme publics. Mais cette base peut permettre d’aller plus loin : elle peut ainsi servir, comme nous le verrons, de référentiel à une politique monétaire plus sélective, qui oriente son action non seulement en fonction du risque financier, mais aussi du risque climatique.
2) Utiliser le levier fiscal et celui de la commande publique dans un souci d’efficacité et de justice
Un autre moyen d’orienter les investissements est d’influer directement sur le niveau des prix et sur la rentabilité de certains investissements.
La fiscalité, outil encore aux mains des États dans l’UE, est un moyen
efficace, soit pour rechercher une hausse des prix des activités
polluantes afin d’en diminuer l’attrait, soit pour favoriser une baisse
relative des prix des activités non polluantes pour en favoriser la
diffusion. En France, la composante carbone communément appelée « taxe
carbone » a été instaurée en 2014. D’un montant initial de 7 €/tonne de
CO2, elle a été réévaluée chaque année pour atteindre 44,60 € en 2018. À
la suite du mouvement des gilets jaunes, elle n’a pas été réévaluée en
2019 et sa trajectoire d’évolution programmée par la loi de Finances
2018 (65,40 € en 2020 et 86,20 € en 2022) a été retirée de la loi de
Finances 2019. Dans un rapport de février 2019, France Stratégie
estimait pourtant que, pour que notre pays satisfasse aux objectifs de
l’Accord de Paris, le prix de la tonne de CO2 devait
continuer à augmenter progressivement pour atteindre au minimum 250€ en
2030, pour ensuite augmenter de manière exponentielle[25].
L’erreur du gouvernement a été de chercher à faire
payer au contributeur final, sans protéger les plus modestes, le prix de
la transition écologique, sans accorder de contreparties et sans
développer de moyens de transport alternatifs. Il existe en outre des
situations dans lesquelles la demande est très peu élastique, une hausse
des prix ne fait pas forcément diminuer la demande. Si aucune
alternative n’existe, un automobiliste peut ne pas avoir d’autre choix
que de payer le gasoil au prix fort, et l’incidence sur les émissions de
CO2 est nulle alors que l’effet sur le pouvoir d’achat est
important. Toute hausse de la fiscalité écologique doit ainsi être
compensée par des hausses du pouvoir d’achat, notamment des catégories
les plus modestes. Enfin, la mise en place d’une fiscalité carbone aux frontières peut non seulement aider à la relocalisation des activités, mais aussi permettre de fournir des recettes supplémentaires.
Il faut pour cela commencer par quelques produits très émetteurs de GES
et soumis à une forte concurrence internationale comme l’aluminium ou
le ciment. Proposition : Compenser toute hausse de la fiscalité
écologique par des mesures équivalentes en faveur du pouvoir d’achat des
catégories les plus modestes ou les plus impactées, notamment en raison
de leur situation géographique. Le prix de la tonne de CO2 doit être
amené à 250€/tonne en 2030 et les recettes doivent alimenter des
mécanismes de compensation pour les plus modestes ainsi qu’un plan
d’investissement massif dans l’infrastructure, de transports publics
notamment, permettant une alternative aux énergies fossiles. Une
fiscalité carbone aux frontières des Etats membres doit être mise en
œuvre sur les produits les plus émetteurs de gaz à effets de serre par
leur production ou leur transport.
Alors que près de 80% des Français souhaitent le rétablissement de
l’impôt sur la fortune, dont la suppression coûte quelque 3,2 milliards
d’euros à l’État chaque année, il serait également souhaitable d’imaginer un nouvel impôt écologique sur la fortune. En effet, les 1% de Français les plus riches émettent 40 fois plus de CO2 que les 10% des Français les plus pauvres[26].
Cet impôt pourrait concerner les contribuables dont la valeur des biens
est supérieure à 1 million d’euros et le taux pourrait être progressif
de 0,5 à 2% en fonction de la valeur du patrimoine. Les recettes
collectées alimenteraient directement, via un compte
d’affectation spéciale, une enveloppe consacrée à l’investissement dans
l’atténuation ou l’adaptation au réchauffement climatique. Proposition : Établir un impôt de solidarité
écologique sur la fortune, qui viendrait compléter l’impôt sur la
fortune immobilière, et dont les recettes alimenteraient un compte
d’affectation spéciale en faveur de l’adaptation au réchauffement
climatique. Un autre puissant levier de financement de la reconstruction
écologique, totalement compatible avec les traités, réside dans la
commande publique. Elle représente environ 200 milliards
d’euros chaque année, soit un peu moins de 10 % de notre produit
intérieur brut (PIB). Cependant, l’observatoire de la commande publique
estime que seuls 13,6 % des marchés publics comportent aujourd’hui une
clause environnementale, contre un objectif fixé par la loi de
transition énergétique de 2015 à 30 % d’ici 2020. Cet objectif ne sera
pas atteint. Et pour cause : le prix reste le critère majeur dans la
pondération des différents critères au moment des consultations. Il
n’est pas rare que le seul critère prix dépasse 70 % de l’ensemble de la
notation, contre moins de 10% en moyenne pour les considérations
environnementales[27].
C’est pourquoi le nouveau code des marchés publics prévoit la
possibilité d’utiliser des labels (art. 10) ou la notion de « cycle de
vie » (art. 63), qui permet de relativiser le critère du prix en prenant
en compte le prix global sur une longue durée. En outre, les
collectivités qui achètent pour un montant de plus de 100 millions
d’euros par an doivent mettre en place une stratégie d’achats publics
socialement responsables.
Si l’on veut engager une véritable reconstruction écologique, il est nécessaire d’aller plus loin en introduisant dans la loi une obligation de pondération des critères environnementaux qui soit au moins égale à une fourchette comprise entre 30 et 50 % de l’ensemble des critères
en fonction des catégories de produits et services concernés, d’ici
2022. Il s’agirait dès lors de contraindre les acheteurs publics à
inclure systématiquement un ou plusieurs critères écologiques liés à
l’émission de gaz à effet de serre dans leurs appels d’offres et de leur
donner une pondération importante dans l’évaluation finale des offres
des candidats, afin de diminuer relativement le poids du seul critère
prix. Un tel dispositif devrait être accompagné de moyens de contrôle
plus importants de l’État sur l’effectivité du respect de ces
dispositions ainsi que d’un accompagnement juridique plus important leur
permettant de rédiger facilement ces clauses environnementales[28]. Proposition : Inclure systématiquement des critères environnementaux dans la commande publique et leur donner une pondération au moins égale à une fourchette comprise entre 30 et 50 % de l’ensemble de la notation en fonction des catégories de produits et services concernés.
3) Utiliser les Banques publiques d’investissement pour investir rapidement
Un autre puissant outil de financement de la reconstruction
écologique peut être mobilisé à travers les banques publiques
d’investissement, qu’il s’agisse de la Banque européenne
d’investissement (BEI), de la Banque européenne de reconstruction et de
développement (BERD), ou des banques publiques d’investissement
nationales comme la Caisse des dépôts et consignations (CDC) ou
Bpifrance[29].
Les banques publiques d’investissement ont d’ailleurs été conçues pour
remédier à des « failles de marché », c’est-à-dire pour financer des
secteurs délaissés par le marché par faute de rentabilité ou en raison
d’un risque financier trop important, alors que ces activités présentent
un intérêt social, environnemental, économique ou stratégique
indiscutable. Or paradoxalement, les banques publiques d’investissement n’ont
pas été très sollicitées pour agir dans le domaine de la reconstruction
écologique, et leur rôle y est demeuré limité. C’est dans ce contexte
qu’est récemment apparue l’idée de « Banque du climat et de la
biodiversité » (BECB) portée par le Pacte Finance-climat[30]
animé par Pierre Larrouturou et Jean Jouzel. Toutefois, sans pouvoir de
création monétaire propre, sans volonté des États d’investir
massivement dans leur capital et sans financement monétaire direct de la
part de la banque centrale, cette idée intéressante demeure dénuée de
portée réelle et très loin des ambitions et du discours porté par ses
promoteurs [31].
Et pourtant, les banques publiques d’investissement pourraient faire beaucoup, mais elles ont besoin pour cela d’une direction politique et d’une stratégie assumées par les États d’augmenter suffisamment leur capital propre afin de leur permettre d’investir. Pour
aller encore plus loin et permettre aux banques publiques d’être des
chevilles ouvrières de la transition, il serait également utile de créer
un lien avec la banque centrale pour leur fournir des liquidités en
volume suffisant, selon un mécanisme d’achat coordonné en dehors des
strictes conditions de marché. Trois tâches sont ainsi prioritaires dans
une optique de reconstruction écologique :
réorienter radicalement les investissements des banques publiques d’investissement;
libérer leur action des contraintes réglementaires qui restreignent
excessivement leur champ d’action (notamment l’obligation d’investir en
cofinancement ou en coinvestissement, leur profil de risque trop bas ou
leur soumission à la règle des aides d’États) ;
et surtout, augmenter leur puissance en redéfinissant leur lien avec la Banque centrale.
En premier lieu, il s’agit d’inciter ou d’obliger les banques publiques à réorienter leurs investissements existants. La BEI a par exemple soutenu massivement les énergies fossiles, à hauteur de 7,9 milliards d’euros entre 2015 et 2018[32],
soit 21% de ses financements dans le secteur de l’énergie. Ces sommes
devraient être redéployées vers les énergies renouvelables. La BEI a
d’ailleurs récemment annoncé qu’elle mettrait fin à tout nouveau
financement d’énergies fossiles, gaz compris, dès la fin de l’année 2021
et que ses financements seraient verts à 50% à partir de 2025[33].
Ces annonces sont encourageantes, mais elles demeurent très en deçà de
ce que peut et doit faire la BEI dans une optique de reconstruction
écologique comme nous l’avons vu précédemment. En comptant sur le
capital souscrit de la BEI et sur ses statuts qui lui autorisent de
dépenser deux fois et demi ce montant de capital, elle pourrait en effet
investir dès à présent 150 milliards d’euros supplémentaires par
rapport à son bilan actuel[34].
Même constat au niveau national pour Bpifrance. En 2018, Bpifrance a
ainsi accordé des financements à hauteur de 19 milliards d’euros et a
investi 2 milliards d’euros de fonds propres en capital, soit un flux
total de financement de 21 milliards d’euros au profit de l’économie
nationale. Sur ce flux financier global émanant de la BPI, le
financement de la transition écologique et énergétique représentait 2
milliards d’euros en 2018, soit environ 9% de l’ensemble des
financements annuels accordés par la BPI. Sachant qu’il faut
mobiliser en France entre 50 et 100 milliards d’euros supplémentaires
chaque année pour mettre en route une véritable reconstruction
écologique, l’effort supplémentaire porté par la BPI devrait être
largement supérieur aux 2 milliards d’euros alloués à l’heure actuelle.
Le même constat peut également être fait pour l’Agence de
l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), bien que son
schéma de financement soit différent puisqu’il dépend essentiellement
des subventions que l’Agence reçoit de l’Etat soit directement soit,
jusqu’en 2018, à travers la gestion des programmes d’investissement
d’avenir (PIA). En 2019, l’ADEME n’a reçu que 603 millions d’euros de
subventions, dont seulement 350 millions d’euros sont venus alimenter le
« Fonds chaleur » qui est le principal outil public pour accompagner la
généralisation de la chaleur renouvelable. Et pourtant, les banques
publiques d’investissement ou les agences publiques ont cet avantage
qu’elles permettent, par leur action, de mobiliser des financements
privés avec un fort effet de levier. Il s’agit donc d’une bonne affaire
pour l’État : chaque euro investi permettra d’en investir bien davantage
par la suite, et lui rapportera bien plus après que l’effet
multiplicateur a joué. Proposition : Doter Bpifrance, l’ADEME et la Caisse des
dépôts de capitaux et de dotations budgétaires supplémentaires, pour un
total d’au moins 10 milliards d’euros, leur permettant d’investir
directement et rapidement au moins 30 milliards d’euros (en compte sur
un effet de levier de 3 sur l’investissement privé) dans des opérations
de reconstruction écologique. Enfin, pour maximiser leur action, les règles qui président
au fonctionnement des banques publiques d’investissement et les normes
comptables IFRS doivent être revues. À l’heure actuelle,
l’étroitesse des équipes des banques publiques d’investissement les
conduit à investir très largement, non à travers des prises de
participation directes, mais pour l’essentiel grâce à des « fonds de
fonds », c’est-à-dire à des gestionnaires privés auxquels Bpifrance
confie son capital. En outre, Bpifrance doit agir aux « conditions de
marché », c’est-à-dire qu’elle ne peut pas accorder de crédits à des
taux trop éloignés de ceux du marché ou à des acteurs insolvables et
qu’elle doit agir avec des opérateurs privés le plus souvent en
cofinancement ou en coinvestissement. Ces « précautions » visent à
prévenir des distorsions sur le marché privé. Mais elles constituent
aussi souvent un frein inutile à l’action. Proposition : Revoir en profondeur les doctrines d’action des
banques publiques d’investissement dans le domaine du dérèglement
écologique en leur permettant de déroger aux principes d’intervention
« à des conditions de marché ».
4) Mobiliser l’épargne des Français
En dehors des financements issus du jeu institutionnel, il existe un levier important pour mobiliser des ressources rapidement et en masse : l’épargne de nos concitoyens,
et plus particulièrement les 1 700 milliards d’euros placés en 2019
dans des contrats d’assurance-vie individuelle. Deux tiers des
épargnants français souhaitent ainsi que leurs placements aient un
impact environnemental positif[35].
À défaut de pouvoir offrir un rendement élevé (mais les rendements de
l’assurance-vie sont également très faibles), l’investissement dans les
infrastructures de la reconstruction écologique garantit une sécurité à
l’épreuve du long terme, en plus de bénéfices environnementaux à court
terme.
Cependant, pour encourager les transferts individuels des contrats
d’assurance-vie vers des contrats longs, l’État doit à la fois garantir
l’épargne concernée ainsi que la qualité de labels garantissant leur
impact. Le projet « In Globo », soutenu notamment par The Shift Project et
la Fondation pour la nature et l’homme (FNH), prévoit ainsi la création
d’un produit d’assurance vie s’appuyant sur les labels publics
existants depuis 2016 tels que le label Transition énergétique et
écologique pour le climat (TEEC) et le label Investissement socialement
responsable (ISR). Conformément aux engagements de notre pays,
l’objectif est ainsi d’accompagner et de favoriser la mobilisation de
l’épargne privée française au profit de la reconstruction écologique, à
coût nul pour les finances publiques[36].
Concernant la fiscalité de l’épargne au sens large, on note
d’ailleurs que près de 25 % des avantages fiscaux sont fléchés sur les
actions cotées alors que la contribution de ces titres au financement de
l’économie nationale reste relativement faible en comparaison du
financement par la dette (40 milliards contre 300 milliards)[37]. Dès
lors, il est nécessaire de conduire une rationalisation des niches
fiscales et sociales actuelles en les mettant au service de quelques
objectifs économiques prioritaires pour la nation, comme la transition
écologique. Proposition : Orienter chaque année au moins
10 milliards d’euros d’épargne assurance vie vers des placements verts
labélisés et garantis par l’État. Rationaliser les dépenses fiscales
dans le but de soutenir l’investissement durable.
B. Des actions non conventionnelles peuvent être défendues à la frontière de ce qu’autorisent les Traités
1) Remettre en cause la « neutralité » de la politique monétaire pour agir en faveur du climat et de la biodiversité
En matière monétaire, l’essentiel des articles qui forment le droit
européen est inscrit au titre VIII du traité sur le fonctionnement de
l’Union européenne (TFUE), entre l’article 119 et l’article 133. Ces
différents articles constituent le cadre institutionnel de la politique
monétaire européenne. Ce cadre repose sur quatre principes
fondamentaux :
une politique monétaire centrée sur l’objectif de stabilité des prix ;
une banque centrale indépendante des États tant en termes de fonctionnement que de choix de ses moyens d’action;
une interdiction de financement direct des États ou des institutions
publiques par la Banque centrale européenne, mais aussi le refus de
tout financement préférentiel des institutions publiques par les banques
privées selon l’article 124 du TFUE, c’est-à-dire l’interdiction
explicite des mécanismes de type circuit du Trésor qui existaient en
France dans les années 1950 et 1960 et qui ont permis la fin de la
reconstruction après 1945;
une action qui doit respecter le principe d’une « économie de marché ouverte où la concurrence est libre»,
généralement interprété comme signifiant un principe intangible,
quoique jamais affirmé de manière explicite, de neutralité de la
politique monétaire.
Certaines dispositions sont bien connues, à l’instar de l’objectif
principal de stabilité des prix et des dispositions interdisant le
financement monétaire des États par la banque centrale (même si elle a
fait preuve d’un peu de souplesse dans le cadre de son programme
non-conventionnel en rachetant massivement des titres publics sur le
marché secondaire). D’autres principes, comme celui de « neutralité » de la politique monétaire, sont en revanche moins bien identifiés, malgré le fait qu’ils soient tout aussi fondamentaux.
L’ordre économique de l’UE est en effet bâti, pour l’ensemble de ses
composantes, y compris la composante monétaire, sur la recherche d’une
économie de marché ouverte où la concurrence est libre et non faussée.
Cela suppose que la politique monétaire doit être conduite de manière à
ne jamais entraîner de distorsions sur le marché. Cependant, même des
économistes orthodoxes montrent désormais que cette « neutralité » de la
politique monétaire n’existe pas, en se fondant sur des données
empiriques[38]. La politique monétaire a bien un impact réel sur la structure productive de l’économie. En
outre, en s’efforçant de rester neutre dans ses interventions, la BCE
peut être amenée à reproduire les défauts du marché, voire à les
entretenir. Récemment, une étude de Positive Money et de l’Institut Veblen[39] a par exemple montré que le programme CSPP (Corporate Sector Purchase Program de
la BCE) a consacré 63 % des 110 milliards d’euros débloqués par la BCE
au profit d’entreprises privées à des activités polluantes, lesquelles
dominent naturellement le marché obligataire à l’heure actuelle.
Une autre politique monétaire doit donc être inventée. La banque
centrale dispose en effet d’un pouvoir de création monétaire qui
s’exerce aujourd’hui uniquement au profit des banques privées, par la
mise à disposition de liquidités, et toujours en échange de garanties,
aussi appelées « collatéraux ». C’est ce qui lui permet de jouer son
rôle de prêteur en dernier ressort et d’influer sur les taux d’intérêt
dans l’économie. Imaginons désormais que, au lieu d’un taux d’intérêt
unique, la banque centrale fixe des taux d’intérêt différents en
fonction de la nature des actifs qu’on lui apporte en contrepartie, par
exemple des « actifs verts » ou des « actifs bruns », ou qu’elle les
prenne à une valeur, au choix, supérieure ou inférieure à leur valeur de
marché. Elle pourrait alors favoriser l’achat et stimuler ainsi
le prix des actifs qu’elle souhaite, ici les actifs verts, et, au
contraire, renchérir le coût et décourager l’achat d’autres actifs, par
exemple des actifs issus d’entreprises polluantes. Il en va de
même concernant sa politique d’achat direct d’actifs : les actifs
seraient ainsi affectés d’une surcote ou d’une décote en fonction de
leur nature et non plus seulement en fonction de leur notation
financière. Ce faisant, la BCE exercerait une influence directe sur la
structure économique et sur les formes de l’activité économique. En
d’autres termes, elle exercerait une « politique » monétaire, au sens
d’une activité décisionnelle fondée sur l’atteinte d’objectifs
préalablement discutés et définis de manière démocratique. Si les
gouverneurs se mettent d’accord, elle pourra toutefois le faire puisque
le principe de neutralité monétaire n’est inscrit dans aucun traité en
tant que tel.
Or, à l’heure actuelle, la BCE mène un raisonnement inversé : partant
du principe que le risque climatique peut entraîner un risque financier
élevé, ce qui est parfaitement exact, elle envisage que certains de ces
« actifs échoués » puissent subir une décote au moment du
refinancement. Ce n’est pas du tout la même logique que celle que nous
proposons : cette approche par le risque financier repose sur le fait
que c’est parce que les produits financiers qui comportent des actifs
fossiles peuvent brutalement perdre leur valeur, qu’il est légitime de
leur imposer une décote financière, et non parce qu’ils sont
représentatifs d’activités nuisibles à l’environnement. Autrement
dit, si une activité est nuisible à l’environnement, mais qu’elle
continue d’être rentable et que sa valeur ne risque pas de s’effondrer,
elle ne sera pas concernée : pas de décote et pas de surcote non plus
pour les actifs verts. Il convient donc d’accepter le fait que
la banque centrale ne peut être utile pour lutter réellement contre la
crise climatique que dans la mesure où elle assume une action souveraine
et exorbitante ex ante et non seulement ex post[40]. Proposition : Réviser le statut de la BCE pour mettre en
œuvre une véritable politique de différenciation des produits financiers
admis au refinancement en fonction de leur impact climatique et basée
sur la taxonomie européenne, et renoncer au principe de neutralité de
marché pour toutes les activités qui touchent à la reconstruction
écologique. Cela peut se faire en incluant le climat dans le mandat de
la BCE aux articles 119 et 127 TFUE ou par une simple décision du
Conseil des gouverneurs. La France doit pousser dans cette voie.
2) L’annulation des dettes publiques détenues par la banque centrale en échange d’investissements verts
La banque centrale peut conduire une autre action radicale en matière de dette publique. Aujourd’hui
les banques centrales nationales qui constituent l’Eurosystème
possèdent près de 20 % de la totalité des dettes publiques européennes.
En novembre 2019, la Banque de France détient ainsi pour près de 390
milliards d’euros de titres de dette publique, contre à peine 130
milliards d’euros en décembre 2015[41].
Que se passerait-il pour le fonctionnement de la zone euro si la BCE et
les banques centrales nationales décidaient d’annuler les dettes
qu’elles détiennent en contrepartie d’investissements de même hauteur de
la part des États dans la transition écologique ?
Il convient d’abord de souligner que cela pourrait permettre, si les
États jouent le jeu du réinvestissement, de libérer des sommes
importantes pour financer la reconstruction écologique. Un tel mécanisme serait d’ailleurs proche de ce qui se fait d’ores et déjà en matière d’aide au développement.
L’Agence française de développement (AFD) utilise ainsi un outil nommé
contrat de désendettement et de développement (C2D) qui permet de
reconvertir la dette de certains pays. Concrètement, une fois qu’un pays
pauvre très endetté a signé un C2D avec l’AFD, le pays continue
d’honorer sa dette jusqu’à son remboursement et, à chaque échéance
remboursée, l’AFD reverse au pays la somme correspondante sous forme de
don[42].
Celle-ci sert alors à financer des programmes de lutte contre la
pauvreté. Il pourrait dès lors être pertinent d’imaginer un mécanisme
similaire pour la reconstruction écologique faisant intervenir la banque
centrale et les États. Il est ensuite nécessaire de comprendre que ce type
d’annulation de dettes, même pratiquée à grande échelle, n’aura en
réalité que très peu d’impact sur la possibilité de la banque centrale
de fonctionner. Certes, l’Eurosystème reverse
une partie de ses bénéfices aux États, par les banques centrales
nationales. En 2018, la Banque de France a ainsi rétrocédé 5,6 milliards
d’euros à l’État, sur ses 7 milliards de résultats. Mais si les États
doivent accepter de perdre 5,6 milliards d’euros de dividendes pour
réinvestir plusieurs centaines de milliards, le calcul coût-bénéfice ne
laisse guère de doutes. D’autre part, l’argument selon lequel les États devraient
recapitaliser leurs banques centrales en cas de pertes trop élevées de
celles-ci ne résiste pas non plus à l’analyse. Il convient
d’abord de rappeler que, d’un point de vue fonctionnel et économique,
c’est tout à fait illogique. Pourquoi demander aux États de
recapitaliser en liquidités l’institution qui en est à l’origine et qui
peut en créer sans limites ? En outre, le protocole n°4 portant sur les
statuts du système européen de la banque centrale (SEBC) et de la BCE
dit clairement que des pertes éventuelles de la BCE seraient d’abord
épongées sur son fonds de réserve puis en réduisant la part reversée aux
banques centrales nationales et enfin, si ces pertes étaient vraiment
énormes, en piochant dans le capital alloué aux banques centrales
nationales. Par ailleurs, l’article 28.2 du même protocole stipule
que « les banques centrales nationales sont seules autorisées à souscrire et à détenir le capital de la BCE ».
Autrement dit, même s’ils le voulaient, les États n’auraient pas le
droit de recapitaliser légalement la BCE, ce qui peut par ailleurs poser
question quant à la résilience de la zone euro.
Enfin, de nombreuses banques centrales ont fonctionné, parfois
pendant plusieurs années, avec des fonds propres négatifs. Ce fut
notamment le cas des banques centrales chilienne, tchèque et
israélienne. Il n’existe donc pas de risques économiques ou
juridiques à plaider pour une annulation des titres de dette publique
détenus par la banque centrale. Le seul risque peut venir de l’attitude de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) qui, dans son arrêt Accorinti,
à propos de la restructuration de la dette grecque avait cherché à
assimiler l’annulation de dettes à un financement monétaire des dettes
afin d’exclure la BCE de l’effort de restructuration.
En cas de conflit, une issue pourrait être éventuellement que le
Conseil peut décider de modifier les articles relatifs à la politique
monétaire par simple décision, sans renégociation des traités, puisque
la politique monétaire est une compétence exclusive. C’est ce qu’il
avait fait au moment de l’instauration du mécanisme européen de
stabilité (MES) à l’article 136 du TFUE. On pourrait rajouter une clause
disant que l’annulation des dettes, ou leur financement monétaire, est
possible dans une certaine mesure. Proposition : Plaider pour une annulation
des dettes publiques détenues par la BCE en échange d’investissements
dans la reconstruction écologique.
C. Penser hors du cadre et mettre en œuvre une réforme
ciblée des traités en matière budgétaire et monétaire au profit de la
transition écologique
À l’approche des élections européennes de 2019, Emmanuel Macron avait
écrit une « tribune aux Européens » dans laquelle il indiquait que : « Cet impératif [le climat] doit
guider toute notre action : de la Banque centrale à la Commission
européenne, du budget européen au plan d’investissement pour l’Europe,
toutes nos institutions doivent avoir le climat pour mandat. ».
Mais ni en matière budgétaire, ni en matière monétaire, des propositions
concrètes n’ont émergé de l’injonction. Nous pouvons pourtant proposer
des réformes ambitieuses en cette matière.
1) Réformer la politique budgétaire et les aides d’État pour
augmenter la capacité d’investissement dans la reconstruction
écologique
Le carcan budgétaire instauré par les Traités et son inadaptation à
la réalité des situations est bien connu. Dans l’UE, les pays à risque
de “non-conformité” aux règles des 3 % de déficit public, de 60 % de
dette publique et d’obligations à réduire le déficit « structurel »
représentent plus de 55% du PIB de la zone euro. Selon ces règles, la
Commission ne peut qu’inviter ces pays à mener des politiques
budgétaires plus restrictives, avec les dégâts que l’on sait[43].
Dans la période récente, les taux bas, voire négatifs, ont permis une
baisse importante de la charge de la dette, c’est-à-dire des intérêts
payés sur celle-ci, alors même que la dette publique a massivement
augmenté en volume. Il n’y a par ailleurs aucune raison macroéconomique
pour que les taux d’intérêt remontent fortement à court ou moyen terme
en raison du risque élevé de crise financière[44]. Ces
faits conjugués devraient dès lors pousser les États à investir
massivement, notamment dans la transition écologique, d’autant plus que
pour l’heure les taux d’inflation et de croissance demeurent supérieurs
au taux d’emprunt. En outre, les investissements publics et
privés se sont écroulés alors que l’économie européenne dégage un
excédent courant massif investi à l’extérieur (entre 3% et 4% du PIB
pour la zone euro). Proposition : utiliser le différentiel entre
les taux d’emprunts et les taux d’inflation et de croissance pour
s’endetter et émettre de la dette à long terme en faveur
d’investissements dans la transition. Le patrimoine public et privé sera
ainsi renforcé.
Il convient donc de repenser en profondeur notre manière d’aborder la
question de la dette publique, qui n’apparaît plus objective à l’heure
actuelle. D’une part, l’effet des investissements publics sur la santé économique d’un pays demeure l’un des grands oubliés du débat.
Les dépenses publiques d’investissement ont pourtant un effet
multiplicateur sur le PIB. Pour l’Europe, le FMI l’estimait en 2017[45]
entre 1 et 2,8, en fonction des pays. Ainsi, 1 euro dépensé en commande
publique crée entre 1 et 2,8 euros d’activité économique au bout de
trois ans. Une étude récente[46]
sur les effets des plans de relance de grande ampleur montre même que
les plans de relance massifs peuvent entraîner une hausse moyenne
cumulative du PIB de plus de 3 % dans la durée[47]. D’autant
plus que l’investissement public en matière d’écologie souffre peu des
fuites de capitaux vers l’étranger dans la mesure où il bénéficie en
premier lieu à de l’activité non délocalisable comme l’isolation du bâti, la rénovation des réseaux énergétiques, les transports, etc.
D’autre part, notre approche même de la dette n’est pas rationnelle comptablement et donc économiquement. En effet, il faudrait a minima traiter
les investissements comme le feraient des entreprises privées : les
charges d’intérêt et la dépréciation du capital doivent être incluses
dans le calcul du déficit, mais l’investissement net doit en être exclu[48].
En outre, pour une entreprise, la durée de l’amortissement est calquée
sur la durée prévue d’exploitation de l’équipement en question. Au
bilan, l’investissement est immobilisé, accroissant ainsi l’actif de
l’entreprise. Il faudrait appliquer la même logique au niveau de
l’investissement public : un investissement ne devrait pas être
comptabilisé sur son coût de financement annuel mais sur la durée de
l’exploitation de l’investissement. Proposition : Exclure les investissements
nets du calcul de la règle des 3% de déficit public et mieux prendre en
compte la formation de capital public sur la durée totale d’exploitation
dans la trajectoire des finances publiques.
Enfin, notons que le Comité budgétaire européen (CBE) a récemment
fait deux propositions de réforme qui peuvent constituer un point de
départ, mais dont l’ambition doit être largement renforcée pour financer
un véritable Green New Deal. Une clause de flexibilité pourrait
ainsi être introduite pour élargir la liste des dépenses déductibles du
déficit en fonction des objectifs du Pacte Vert pour l’Europe de la
nouvelle Commission. Les déductions tiendraient compte du
niveau des taux d’intérêt, du besoin en investissements « verts », du
rendement social et environnemental attendu des dépenses programmées
ainsi que de la durée des programmes qui peuvent porter sur plusieurs
années (infrastructure dans les transports, énergies renouvelables,
isolation du bâti…). Ceci reviendrait à accorder à chaque pays une
« enveloppe » hors calcul du déficit qu’il pourrait utiliser pour des
dépenses en soutien de politiques prioritaires[49]. Le CBE propose également de revenir sur l’unicité des
objectifs d’endettement et de déficit publics inscrits dans le Traité
entre pays à faible et haut niveau d’endettement. Chaque pays
devrait poursuivre un objectif différencié d’endettement public et de
dépenses adapté à sa situation. Selon la proposition du CBE, les pays à
faible niveau d’endettement s’engageraient sur une trajectoire de
dépenses « renforçant les déterminants de la croissance » tandis que les
pays à haut niveau d’endettement s’engageraient à le réduire. Cette
proposition devrait être assortie d’une clause de flexibilité pour
privilégier les investissements dans la transition écologique. Pour la
mettre en œuvre, une révision par le Conseil et le Parlement européens
des dispositions législatives européennes (directives et règlements dits
du Six et Two-Pack adoptés respectivement en 2011 et 2013) serait une
première étape nécessaire, en attendant une révision plus fondamentale
des traités.
2) Réviser les règles en matière d’aides d’État
Un autre domaine fondamental est celui des règles en matière d’aides d’État.
Celles-ci sont en principe proscrites par l’article 107 du Traité sur
le Fonctionnement de l’Union européenne au nom de la libre concurrence :
« Sauf dérogations prévues par les traités, sont incompatibles avec
le marché intérieur, dans la mesure où elles affectent les échanges
entre États membres, les aides accordées par les États ou au moyen de
ressources d’État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui
menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises
ou certaines productions. » Mais, en pratique, l’UE en admet un
certain nombre : les États membres ont ainsi consacré 102,8 milliards
d’euros, soit 0,69 % du PIB de l’UE, aux aides d’État en 2016. Elles
peuvent prendre des formes diverses, parfois sous forme de subventions,
parfois sous forme de prêts à taux préférentiels ou d’allègements
fiscaux.
Toutes les aides doivent être notifiées à la Commission qui les
accepte ou non. Il existe ainsi des aides compatibles de plein droit
(art. 107 § 2), par exemple à la suite d’une catastrophe naturelle, et
des aides pouvant être compatibles (art. 107 § 3 TFUE), notamment pour
redynamiser une région sous-développée. En revanche, les
aides d’État en faveur de la transition écologique ne constituent pas, à
l’heure actuelle, des aides de plein droit dans les traités européens. Il serait souhaitable qu’elles le deviennent pour libérer l’action des banques publiques d’investissement et des États.
On rappellera d’ailleurs que, dans une situation d’urgence
financière, entre 2008 et 2011, la Commission européenne a approuvé
4 100 milliards d’euros de mesures d’aides d’État en faveur
d’établissements financiers, dont plus de 2 000 milliards d’euros ont
été effectivement utilisés en 2008 et 2009. L’urgence écologique et
sociale n’est pas moins forte : ceux qui pensent que si le climat était
une banque, il serait déjà sauvé, doivent donc logiquement prendre parti
contre les contraintes imposées aux États en matière d’aides à la
transition écologique. Proposition : Agir au niveau européen pour que les aides
d’État en faveur de la transition écologique deviennent des aides de
plein droit. Inscrire la transition écologique dans le second paragraphe
de l’article 107 TFUE.
3) Utiliser l’arme de la monnaie libre comme pilier de la reconstruction écologique
La proposition la plus puissante, mais aussi la plus iconoclaste, aux
yeux des élites institutionnelles et financières, serait de créer de la
« monnaie libre », c’est à dire sans dette et sans contrepartie, et de
l’injecter de manière ciblée dans le circuit économique au profit de la
reconstruction écologique. Cette idée conduirait à déroger aux règles
traditionnelles de la création monétaire qui font que la monnaie est
habituellement créée lorsqu’une institution financière monétaire (IMF)
finance un agent non-bancaire en lui accordant un crédit ou en lui
achetant un actif, selon les mécanismes de la comptabilité en partie
double dans lesquels un crédit (ou un actif) est nécessairement associée
à une dette (ou à un passif). Il en résulte que la création monétaire est fondamentalement associée à un volume croissant de dettes publiques et surtout privées, surtout
lorsque la dynamique d’endettement est plus rapide que la croissance
globale de l’économie (ce qui est le cas la plupart du temps). Or,
l’endettement des acteurs économiques conduit progressivement à une
asphyxie économique puisqu’elle ralentit le flux de monnaie investi dans
l’économie et augmente le flux de remboursement (qui correspond à une
destruction monétaire). Dès lors, une idée simple apparaît : pourquoi
ne pas créer de la monnaie libre de dettes pour rompre ce cercle
vicieux et permettre le financement ciblé d’activités économiques
durables en se libérant de la contrainte financière ?
On notera d’ailleurs que cette proposition paraît moins étrange
depuis quelque temps : durant l’été 2019, d’anciens banquiers centraux
employés par le géant de la gestion d’actifs Blackrock[50], ont proposé de conférer aux Banques centrales le pouvoir de financer directement l’économie[51].
En soi, l’introduction de monnaie libre dans le système économique est
une excellente chose, car elle permettrait de redonner des marges de
manœuvre aux acteurs privés et publics qui croulent sous les dettes, et
donc sous les remboursements. La proposition de Blackrock rejoint ainsi
l’idée plus ancienne de l’helicopter money, que Milton Friedman
avait théorisé en solution radicale pour lutter contre la déflation, à
la suite d’Irving Fisher (dans les années 30). Le « plan de Chicago » a
d’ailleurs fait l’objet d’une attention renouvelée dans la période
récente[52]. Le problème de l’helicopter money
est cependant que, en donnant la même chose à tous les citoyens sans
aucune distinction, elle ne participe pas à la réduction des inégalités
et ne permet pas de modifier les formes de l’activité économique,
notamment vers une économie plus durable. En outre, la BCE n’est pas
équipée pour gérer des comptes de millions de particuliers et
d’entreprises. C’est pourquoi nous préférons proposer un mécanisme
d’introduction ciblé de monnaie libre de dettes[53],
qui serait géré de manière démocratique, à la manière d’un bien commun,
contrairement à la solution d’un comité d’experts préconisée par
Blackrock.
Qu’implique cette proposition ? D’abord de reconnaître que le seul
acteur capable d’émettre des liquidités sans avoir à se soucier de son
bilan est la banque centrale, puisqu’elle est la source de toute
liquidité. Ensuite, il faut prendre conscience que ce pouvoir
gigantesque est bridé par la structure même du système monétaire et
financier puisque les banques centrales ne peuvent interagir qu’avec les
banques commerciales. Et même si les trésors publics disposent
également de comptes auprès des banques centrales, celles-ci n’ont pas
le droit, le plus souvent, de les soutenir par de la création monétaire[54]. Le pouvoir des banques centrales est donc limité juridiquement, à défaut de l’être techniquement. Force
est de reconnaître que l’indépendance des banques centrales et leur
objectif d’inflation les conduisent aujourd’hui à une forme
d’impuissance.
Nous devons sortir de ce piège et favoriser l’introduction de monnaie
libre dans le système économique par le seul acteur capable de disposer
d’un pouvoir de création monétaire sans limites. Cette introduction
doit se faire de manière ciblée, au profit des États ou des banques
publiques d’investissement, afin de financer le gigantesque effort
d’investissement dans la reconstruction dont nous avons dessiné
précédemment les contours. L’alinéa 2 de l’article 123 pourrait ainsi
être modifié afin de prévoir l’obligation pour la BCE d’acquérir des
titres de dette des banques publiques d’investissement dans des volumes
significatifs. Le second alinéa pourrait dès lors être complété par la
phrase suivante : « Par dérogation à ce qui précède, la Banque
centrale européenne est autorisée à acquérir, dans des volumes
significatifs et selon des conditions préférentielles, les instruments
de dette émis par la Banque européenne d’investissement en faveur
d’investissements dans la reconstruction écologique». Par
exception au principe de neutralité monétaire, on autoriserait ainsi la
BCE à agir massivement pour le financement de la transition énergétique
en utilisant son pouvoir de création monétaire. Proposition : Mettre en œuvre un mécanisme
ciblé de financement monétaire de la reconstruction écologique, par
l’introduction de monnaie libre créée par la banque centrale au profit
des États ou des banques publiques d’investissement.
Mettre en œuvre ce type de solutions suppose toutefois de
s’interroger sur la gouvernance d’un tel mécanisme. À ce titre, les
travaux d’Elinor Ostrom sur la gouvernance des communs nous apparaissent
particulièrement éclairants et utiles. En effet, il serait ainsi
souhaitable que la gestion d’un mécanisme de création monétaire
libre et ciblé soit le fait d’une décision collective forgée avec des
représentants de la banque centrale, mais aussi de l’État et des
différents corps sociaux (salariés, employeurs, citoyens) pour tenter
d’aboutir à des accords représentatifs. Ce n’est qu’à cette
condition que nous pourrons rendre légitime la dérogation aux mécanismes
de libre-concurrence (indépendamment du caractère discutable de leur
contenu scientifique) pour assumer une création monétaire ciblée, rendue
effective par l’introduction de monnaie libre. Notons d’ailleurs que
cette ambition n’est pas très éloignée de celle du Conseil national de
la résistance qui prévoyait la mise en œuvre d’un « parlement du crédit
et de la monnaie ». Une telle structure ne conduirait ni à une
suppression ni à une mise sous tutelle de l’ensemble de l’offre de
crédits privés mais elle permettrait de discuter collectivement des
volumes et de la destination de la masse monétaire supplémentaire créée
au profit de la reconstruction écologique. Il ne tient qu’à nous de
réactiver une institution de ce type. Proposition : Instaurer un Conseil européen
du crédit, et des conseils nationaux du crédit, fonctionnant sur un
principe de gouvernance collective associant l’ensemble des partenaires
sociaux et des institutions publiques afin de décider du niveau et de la
destination de la monnaie libre créée par la banque centrale. Notons enfin qu’une telle politique de création monétaire pourrait avantageusement s’appliquer aussi au niveau international, par
l’intermédiaire du FMI, dans le but notamment de financer le Fonds vert
de l’ONU qui peine aujourd’hui à se mettre en place. Chaque pays
pourrait ainsi disposer d’un droit de tirage d’une certaine somme en
droits auprès de sa banque centrale, de même proportion dans chaque
pays, afin d’alimenter financièrement le Fonds vert. Celui-ci resterait
ensuite libre de l’usage de cette somme.
Un mécanisme proche, proposé par Michel Aglietta et Étienne Espagne[55],
pourrait être de centraliser les réserves de change des pays
excédentaires au niveau du FMI en échange de droits de tirage spéciaux
(DTS) : les réserves de change obtenues (notamment en dollars) serviraient à financer le capital du Fonds vert.
Il serait même possible de doter le FMI d’une capacité de création
monétaire propre, ce qui lui permettrait d’allouer des DTS aux pays en
développement ou au Fonds vert afin de les encourager à investir pour le
climat sans craindre une déstabilisation de leur régime de change.
Quelle que soit la solution retenue, le Fonds vert pourrait dès lors
être doté de moyens suffisants, sans avoir au préalable dû amputer les
budgets nationaux, pour constituer un véritable outil financier
international en faveur de la lutte contre les dérèglements écologiques
et du développement durable. Il pourrait notamment être envisagé, dans
ce cadre, de rémunérer des pays pour services rendus à l’environnement. Proposition : Financer le fonds vert de
l’ONU par un mécanisme de création monétaire libre appliqué dans chaque
zone monétaire, dans des proportions identiques (par exemple 0,5 % du
PIB de chaque État ou zone monétaire participante, soit un peu plus de
30 milliards d’euros dans le cas de l’UE). Utiliser les réserves de change des pays excédentaires pour capitaliser le Fonds vert en échange de DTS.
4) Une telle politique est-elle soutenable ?
De telles propositions susciteront des résistances de la part de ceux
qui estimeront que les États sont trop endettés, que cette politique
serait inflationniste, qu’elle contribuerait à déséquilibrer les
balances commerciales ou des paiements ou bien encore qu’elle conduirait
à une nationalisation rampante de l’économie. Aucun de ces arguments ne
résiste à l’analyse.
D’abord, le postulat monétariste selon lequel l’inflation est
nécessairement néfaste pour l’activité économique ne tient pas compte
de son effet sur les dettes publiques comme privées, dont elle
tend à alléger le poids si elle s’accompagne d’une augmentation des
revenus des agents, ce qui est mécaniquement le cas pour l’État. Une
inflation trop faible ne permet pas de réduire l’endettement des acteurs
économiques[56].
En outre, en matière d’inflation, tout est tributaire de la destination
de la masse monétaire supplémentaire. La meilleure preuve en est que
les tombereaux de liquidités créées par la BCE pour racheter des actifs
sur le marché, pour un total de plus de 2 600 milliards d’euros, n’ont
pas généré d’inflation en dehors des marchés où il se sont déversés. Si
l’augmentation de la masse monétaire issue du crédit profite
essentiellement à un secteur dont les capacités de production étaient
largement sous-utilisées, il n’y a aucune raison pour que les prix
augmentent : c’est une augmentation du taux d’utilisation des capacités
de production et une augmentation de l’emploi dans le secteur qui se
produira. Enfin, l’inflation en elle-même à un caractère redistributif
(des créanciers vers les créditeurs) qui ne doit pas être négligé dans
l’appréciation des politiques de création monétaire. L’argument selon lequel une politique monétaire
expansionniste fait courir le risque de déséquilibrer la balance
extérieure (commerciale comme des capitaux) est lui à prendre au
sérieux. En effet, une politique monétaire très expansionniste
n’a d’avantages que si la position extérieure du pays est solide. Si ce
n’est pas le cas, on prend le risque de dégrader les réserves de change
et de s’exposer à des phénomènes d’inflation importés sous l’effet de la
dépréciation de la monnaie sur le marché des changes. Toutefois, on
aurait tort de conclure trop vite à l’impossibilité de toute politique
monétaire active dans ce contexte. Au contraire même, la politique
monétaire devrait alors être active, mais de manière ciblée pour
diminuer la dépendance aux importations, notamment d’énergies fossiles à
l’origine du dérèglement climatique, et relocaliser un certain nombre
de productions, tout en enrayant parallèlement le flux et le reflux
désordonnés des capitaux extérieurs, surtout ceux de nature spéculative.
La montée en puissance du dispositif devra bien prendre en compte le
décalage temporel possible entre la relocalisation de la production et
la résorption des déséquilibres de la balance des paiements, notamment
en raison du caractère inévitable de certaines importations liées à la
transition énergétique. Il convient par ailleurs de réfléchir à l’instauration de mesures protectionnistes ciblées sur les émissions importées. Enfin, l’argument selon lequel des mécanismes de ce type conduiraient à une économie administrée n’est guère convaincant.
Non seulement les bénéficiaires finaux de ce type d’innovations
monétaires seraient bien les entreprises, privées ou publiques, qui
œuvrent dans le domaine de la reconstruction écologique, mais
reconnaître à la monnaie le caractère de bien commun, géré de manière
collective et transparente, permettrait de forger des consensus, et de
nous prémunir contre les excès, le clientélisme et la démagogie. Un tel
projet n’a donc rien à voir avec l’étatisation de l’économie.
5) Des externalités économiques positives, facteur de dynamisme et d’innovation.
À l’échelle macroéconomique, la reconstruction écologique
doit aussi être jugée à l’aune des coûts qu’elle permet d’éviter, et de
ses effets d’entraînement, notamment dans le domaine social et dans
celui de l’innovation. On pourrait ainsi retourner la question : plutôt que de se demander combien coûte le Green New Deal,
on pourrait s’interroger sur ce qu’il rapporte ? À cet égard, il est
clair que la reconstruction écologique amoindrit les coûts prohibitifs
de la crise environnementale. Les pertes économiques liées aux
catastrophes naturelles – qui se multiplient avec le changement
climatique – s’élèvent à 140 milliards de dollars en 2019 dans le monde,
sans tenir compte des feux géants australiens. En France, les
inondations coûtent chaque année plusieurs centaines de millions d’euros
et le manque à gagner lié aux sécheresses, 60 départements touchés
durant l’été 2019, ou aux intempéries pour l’agriculture française se
chiffre en milliards d’euros, tout comme le coût de la dépollution des
eaux suite au déversement d’intrants agricoles. Le coût global de la
pollution de l’air en France, pour prendre cet exemple marquant, s’élève
à quelque 100 milliards d’euros par an, entre le prix des traitements,
l’absentéisme au travail et les quelque 50 000 décès prématurés imputés à
ce fléau[57]. Il est donc évident qu’investir massivement dans la reconstruction écologique est aussi un facteur de réduction des dépenses.
On pourrait également mentionner le poids des importations énergétiques
dans notre balance commerciale, duquel on peut largement s’extraire en
sortant des fossiles. Témoignant de cette logique de bilan économique
positif au niveau mondial, les recherches de la Commission mondiale sur
l’adaptation soulignent que la mise en œuvre d’actions telles que la
protection des mangroves, la mise en place d’infrastructures plus
résilientes, l’amélioration de l’agriculture en milieu aride et des
systèmes d’alerte représenterait un investissement de 1 800 milliards de
dollars entre 2020 et 2030 pour un bénéfice net de plus de 7 000
milliards de dollars[58].
D. Redynamiser l’économie dans son ensemble, résorber le chômage
L’investissement dans la reconstruction écologique est aussi un moyen de redynamiser l’économie. L’ADEME
estime ainsi que la transition écologique entraînerait la création
nette de quelque 350 000 emplois supplémentaires en France en 2035 et
900 000 en 2050. Ces chiffres ne prennent pas en compte les
très nombreuses embauches qui accompagneraient la réindustrialisation
verte, d’autant qu’un emploi industriel crée en moyenne quatre emplois
dans les services à proximité. Ces emplois non délocalisables sont
autant de cotisants supplémentaires, ce qui contribuerait à régler le
« problème » de financement des retraites et de la sécurité sociale. Les volants d’entraînement sont également techniques et technologiques.
L’amélioration des technologies d’énergie renouvelable, de la chimie
non thermique, de l’industrie bio-inspirée, de l’ingénierie organique et
biomimétique nécessitent un effort considérable de R&D pour devenir
la substance de la prochaine révolution industrielle, émancipée de la
thermodépendance. Nous partons du constat que la recherche publique est
largement sous-dotée par rapport aux enjeux liés à l’intérêt général.
Elle ne représente que 0,8% de notre PIB, là où certains pays comme la
Corée du Sud montent à 3%. La R&D privée, quant à elle, est
focalisée sur des objectifs dictés par la rentabilité à court terme. Il
est temps d’augmenter la part des financements alloués à la recherche de
manière générale, et à celle qui touche à l’écologie en particulier. De
fait, il faut mieux flécher l’effort budgétaire, en réformant le crédit
d’impôt recherche par exemple (6,2 milliards d’euros), qui bénéficie
trop largement à de l’innovation socialement inutile. L’État
devrait aussi agir, à travers France Brevets, pour que les brevets à
fort potentiel écologique achetés par une entreprise soient utilisés par
cette dernière dans un délai de deux ans, sous peine de lui en retirer
la propriété et de la proposer à d’autres, au sein d’une bourse de
brevets par exemple. Il existe d’ailleurs un mécanisme de mise au secret
permettant à l’armée de préempter en priorité un brevet jugé
d’importance stratégique, en dédommageant correctement l’inventeur. Un
précédent qui pourrait être élargi dans un contexte de « guerre » contre
le dérèglement écologique. Proposition : Mieux flécher la dépense
publique en faveur de la recherche en réorientant les dépenses publiques
existantes et protéger l’innovation en matière d’énergie renouvelable.
Conclusion
De grands plans économiques ont pu être lancés par le passé pour
reconstruire des économies en ruine, accomplir un destin scientifique ou
sauver une société de l’effondrement. Un tel plan est aujourd’hui nécessaire pour préserver notre capacité à habiter le monde.
Les mesures présentées dans cette note ne sont pas exhaustives : il
existe d’autres propositions importantes qui peuvent y être associées,
notamment dans le domaine du commerce international. Mais elles
permettent de cibler les points clés qui pourraient conduire à
déverrouiller le système financier et l’action publique, notamment dans
le domaine budgétaire et monétaire. Dans le même temps, elles sont
autant d’arguments concrets à mobiliser face aux discours mortifères et
paralysants sur la dette, l’inflation, la neutralité et la concurrence. L’acceptabilité de ces mesures par les institutions
européennes et les Etats membres demeure cependant incertaine du fait de
blocages idéologiques qui entravent le projet. C’est pourquoi
la note a cherché à distinguer plusieurs niveaux de proposition, selon
leur niveau de compatibilité avec le cadre juridique et institutionnel
existant. Ces propositions, si elles devaient être refusées par les
institutions européennes, pourraient mettre en difficulté les Etats
membres qui décideraient d’en appliquer tout ou partie. Par exemple, un
programme de subventions publiques qui ne serait pas approuvé par la
Commission européenne au titre de la législation sur les aides d’État
exposerait le pays concerné à une sanction et à une demande de
remboursement des aides accordées. Cet État aurait alors le
loisir de conditionner sa propre participation au projet à la levée de
telles sanctions qu’il jugerait illégitimes. La question qui se
posera alors sera celle, éminemment politique, de la sortie ou non du
cadre européen. Avant d’en arriver là, il s’agit de mettre en avant des
propositions concrètes, pragmatiques et opérationnelles permettant la
mise en œuvre d’une véritable reconstruction écologique, facteur de
progrès et d’espoir pour les sociétés et l’Union européenne. Les
propositions qui figurent dans cette note en matière de réforme des
Traités, loin de mettre en péril l’UE, sont de nature, selon nous, à
protéger et promouvoir le projet politique européen contre des forces
centrifuges qui dès aujourd’hui le menacent.