Affranchir
l’agriculture française des pesticides est un enjeu écologique et
sanitaire majeur. Il se heurte au profond verrouillage du système
agricole autour du couple espèces dominantes – intrants chimiques, dont
les agriculteurs ne peuvent pas sortir seuls. La sortie des pesticides
ne se fera qu’à trois conditions : premièrement, que le plan de sortie
des pesticides ne consiste pas en un simple remplacement des traitements
chimiques par des techniques de bio-contrôle, mais en une profonde
transformation des systèmes de culture, seule à même de faire baisser
durablement la pression des ravageurs et des mauvaises herbes ;
deuxièmement, que ce plan de sortie des pesticides s’accompagne d’un
grand plan de diversification agricole, assorti de mesures incitatives
et contraignantes pour que l’amont et l’aval agricole s’investissent
pleinement en faveur des espèces minoritaires, aujourd’hui largement
délaissées ; troisièmement, que des mesures fortes soient prises pour
supprimer les distorsions de concurrence avec les pays de l’Union
européenne et avec les pays tiers ayant des normes sociales, sanitaires
et environnementales moins élevées.
Note aux lecteurs : Il va de soi que la transformation agricole est
un vaste chantier. Cette note n’a pas vocation à lister l’ensemble des
modifications à opérer dans le système agricole au sens large, mais à
mettre en lumière quelques aspects fondamentaux et trop souvent absents
des débats sur la transformation agricole. D’autres notes auront
vocation à développer et compléter ce cadrage initial, notamment sur le
sujet majeur de l’enseignement agricole et de
l’installation/transmission des exploitations agricoles.
Introduction
À la fin des années 1940, l’utilisation de pesticides[1]
de synthèse s’est peu à peu imposée dans l’agriculture française comme
l’un des piliers de la modernisation agricole, avec celle des engrais
chimiques, des variétés « améliorées » et de la mécanisation. Deux
générations plus tard, force est de constater que les pesticides et leurs résidus sont partout : dans nos cours d’eau[2], nos aliments[3], nos cheveux et nos urines[4].
Cette situation a un coût humain et environnemental important.
Concernant la santé humaine, une expertise collective de l’Institut
national de la santé et de la recherche médicale (INSERM)[5] a montré que l’exposition professionnelle aux pesticides entraîne une augmentation significative des risques pour plusieurs pathologies
comme la maladie de Parkinson, le cancer de la prostate, et certains
cancers hématopoïétiques. Une enquête menée dans le cadre du Plan
Ecophyto sur une cohorte d’agriculteurs (Agrican) a également montré que
la totalité des 18 activités agricoles étudiées « était associée de
façon défavorable à au moins un cancer, certaines de façon assez
récurrente comme la culture de légumes en plein champ ou les cultures
sous serres »[6].
Malgré cette dangerosité avérée de l’exposition professionnelle aux pesticides, l’ANSES[7]
constatait en 2016 que « les données relatives aux expositions aux
pesticides des personnes travaillant dans l’agriculture sont lacunaires
et aucune organisation en France n’est en charge de les produire »[8].
Par ailleurs, les autorités européennes continuent de délivrer des
autorisations de mises sur le marché pour les pesticides à usage
agricole, conditionnées au fait que les utilisateurs emploient des
équipements de protection individuelle. Or, une récente étude[9] a montré que ces conditions « sécuritaires » d’utilisation des pesticides ne sont jamais rencontrées en conditions réelles car elles ne prennent absolument pas en compte les contraintes pratiques rencontrées par les agriculteurs.
Concernant les atteintes portées à l’environnement, il est aujourd’hui avéré que les pesticides sont, avec la destruction des milieux naturels, une des principales causes du déclin massif de la biodiversité[10],[11].
Là encore, l’évaluation réglementaire au niveau européen est
insuffisamment protectrice et évolue à un rythme très lent en
comparaison de la vitesse du déclin de la biodiversité. Alors que les
populations d’insectes pollinisateurs chutent de façon massive et
rapide, les nouveaux critères d’évaluation de l’EFSA[12]
adoptés en 2013 ne sont toujours pas appliqués. Censés prendre en
compte la toxicité des molécules évaluées sur les pollinisateurs, ces
nouveaux critères ont été bloqués par la Commission européenne, sous
l’influence des lobbies de l’industrie chimique.
Au vu des connaissances, nous pouvons donc aujourd’hui affirmer que les
pesticides entraînent un risque avéré pour la santé des agriculteurs,
une contamination généralisée des citoyens dont nous mesurons mal les
conséquences ainsi qu’une pollution massive de l’environnement.
Face à ce constat, la nécessité de réduire drastiquement l’utilisation
des pesticides ne devrait plus être un sujet de débat. Mais les réponses
apportées jusqu’ici ne sont pas, de loin, à la hauteur des enjeux.
Plusieurs plans visant à réduire l’usage des pesticides se sont
succédé en France au cours des dix dernières années, sans succès puisque
la consommation de pesticides ne s’est non seulement pas réduite durant
cette période mais a même augmenté. Né à la suite du Grenelle de
l’environnement de 2008, le plan Ecophyto affichait
ainsi comme objectif une diminution de 50 % de la quantité de pesticides
utilisés en 10 ans. Ce plan était doté d’un budget annuel de 41
millions d’euros, financé pour un peu plus de la moitié par la redevance
pour pollution diffuse due par les distributeurs de produits
phytosanitaires. Les deux actions phares de ce plan étaient la mise en
place d’un réseau de fermes de démonstration des techniques économes en
pesticides (le réseau Dephy) et la diffusion du « Bulletin de santé du
végétal » afin d’informer en temps réel sur les risques de bio-agression
des cultures. Or, six ans après le début de ce plan, un travail
d’évaluation conduit sous l’égide du député de la Meurthe-et-Moselle
Dominique Potier a conclu à un échec global[13]. Non
seulement la quantité de pesticides utilisée n’a pas été réduite de
moitié mais elle a même augmenté de près de 15 000 tonnes sur la période (cf. Figure 1). L’une des raisons de cet échec mise en avant par le rapport, et confortée par des études ultérieures[14], est la quasi-absence de prise en compte du fonctionnement des filières agricoles[15]
et des marchés agro-alimentaires dans le plan, alors même qu’ils
influencent fortement le choix des cultures, des systèmes de culture et
des assolements[16].
Le plan Ecophyto 2, démarré en 2015, maintenait le
même objectif que le premier plan, à savoir une diminution de 50 % de la
quantité de pesticides utilisés, mais le repoussait à l’horizon 2025
avec une étape intermédiaire de – 25 % en 2020. Ce second plan était
doté d’un budget plus important que le premier (71 millions d’euros par
an) et prenait en compte, du moins sur le papier, certaines des
critiques formulées dans le rapport Potier en intégrant des mesures
correctrices. L’une des mesures phares de ce second plan a été la mise
en place de certificats d’économie de produits phytopharmaceutiques
(CEPP), attribués aux distributeurs de pesticides lorsque ceux-ci
réalisent des « actions » permettant d’en diminuer l’utilisation. Parmi
ces actions figure par exemple le fait de proposer et promouvoir des
produits de bio-contrôle, des variétés résistantes ou tolérantes aux
organismes nuisibles, ou encore des outils permettant de réduire les
quantités de produits utilisées. Chaque distributeur s’est vu notifier,
en juin 2017, un objectif de réalisation d’actions sous la forme d’un
nombre de certificats à atteindre en 2021. La non-atteinte de
cet objectif devait initialement être sanctionnée par une pénalité
financière, seule mesure contraignante du plan Ecophyto 2.Cette pénalité a été supprimée par ordonnance le 24 mai 2019.
Enfin, le plan Ecophyto 2+, annoncé en 2017, n’est autre que le plan
Ecophyto 2 auquel a été rajouté l’objectif de sortie du glyphosate au 1er
janvier 2021. Notons au passage que 4 des 6 axes que contient ce plan
ont vu leur budget 2019 réduit par rapport au budget 2018. Les
seuls axes pour lesquels l’enveloppe budgétaire a été augmentée sont
ceux qui concernent la sortie du glyphosate et… la communication.
En parallèle de ces plans de réduction de l’usage des pesticides,
d’autres plans ont été mis en œuvre pour promouvoir l’agriculture
biologique. Ainsi, la loi du 3 août 2009 de programmation relative à la
mise en œuvre du Grenelle de l’environnement, dite loi « Grenelle I »,
prévoyait d’atteindre 20% de la Surface agricole utile (SAU) en
agriculture biologique en 2020. Nous ne sommes aujourd’hui qu’à 8%[17].
Le plan Ambition Bio 2013-2017, qui prévoyait un doublement de la SAU
en agriculture biologique entre 2013 et 2017, s’est soldé par une
augmentation largement inférieure, de l’ordre de 50%. Quant au plan
Ambition Bio 2018-2022, il fixe un objectif de 15% de la SAU en
agriculture biologique en 2022. Cet objectif ne sera vraisemblablement
pas atteint, bien qu’il soit largement inférieur à celui fixé il y a 12
ans dans la loi Grenelle I. En contradiction avec ces ambitions
affichées en faveur de l’agriculture biologique, le gouvernement
français a envoyé ces dernières années plusieurs signaux tendant à
indiquer un certain désinvestissement de l’État : tout d’abord
en accusant un retard de plusieurs années dans le versement des aides à
l’agriculture biologique ; ensuite en faisant le choix en 2017 de
supprimer les aides au maintien[18], arguant qu’il devait concentrer les moyens disponibles sur l’aide à la conversion.
Figure
1 : Évolution de la quantité de substance active (QSA) vendue (haut) et
du nombre de doses unité utilisées (NODU-bas) en France au cours du
Plan Ecophyto (2009-2018)
Ces plans ont tous échoué pour trois raisons principales : premièrement, aucun de ces plans ne s’est donné les moyens de s’attaquer à l’ensemble du système agricole, en incluant l’amont et l’aval de la production ; deuxièmement, ces plans ont largement délaissé la formation des agriculteurs et des conseillers techniques
à la culture sans pesticides, et plus largement sans intrants chimiques
; troisièmement, tous ces plans sont restés enfermés dans une logique
de marché mondialisé et largement dérégulé, qui met les agriculteurs français face à un dumping social
et environnemental à grande échelle, doublé d’une course au volume,
lesquels sont incompatibles avec toute transformation écologique
d’ampleur.
Il nous faut donc réfléchir aux moyens qui nous permettraient de
réformer en profondeur notre modèle agricole afin de l’affranchir des
pesticides et, plus largement, des intrants chimiques. Nous défendons
ici l’idée que la diversification de l’agriculture est la condition sine qua non de toute réduction significative de l’utilisation des pesticides
en grandes cultures. Nous devons par conséquent nous donner les moyens
d’un plan massif de diversification de l’agriculture pour traduire
concrètement notre volonté de sortir des pesticides. Ce plan doit d’abord mobiliser l’amont de la production agricole,
en particulier la recherche variétale, la production de semences et le
conseil agricole, notamment en recourant à un fléchage des aides
existantes de la politique agricole commune (PAC) et en mobilisant le
dispositif existant des certificats d’économie des produits
phytopharmaceutiques (partie I) ainsi que l’aval,
c’est-à-dire les organismes de collecte, de stockage et de
transformation afin qu’ils offrent des débouchés aux produits issus de
la diversification et aux produits cultivés en agriculture biologique
(partie II).
Enfin, pour engager l’ensemble de ces transformations, il apparaît indispensable de protéger la production française des distorsions de concurrence
avec des agricultures aux normes sanitaires, environnementales et
sociales moins élevées. En effet, ces distorsions de concurrence
représentent actuellement le principal frein à une réduction généralisée
de l’usage des pesticides, notamment dans la production de fruits et
légumes. Nous proposons à cette fin l’instauration de prix minimaux d’entrée sur le marché français
pour les produits agricoles qui souffrent de cette concurrence
déloyale, ainsi que pour les produits de première transformation qui en
découlent (partie III). Nous verrons d’ailleurs que cette proposition
peut en partie être appliquée dans le cadre des traités européens.
Ces propositions visent ainsi à engager l’ensemble des acteurs dans une profonde
transformation du système agricole, aujourd’hui verrouillé par le
trinôme « espèces dominantes – engrais chimiques – pesticides ».
Table des matières I. Pas de sortie des pesticides sans une profonde diversification des cultures. a)Réinvestir dans les cultures minoritaires pour faciliter leur adoption par les agriculteurs. b)Flécher les aides à la diversification vers des cultures permettant une réduction de l’utilisation de pesticides. II. Mobiliser l’aval agricole afin d’offrir aux agriculteurs des débouchés pour les cultures de diversification. III. Pour sortir des pesticides, protéger les producteurs de la concurrence déloyale. a)Les freins à la sortie des pesticides ne sont pas techniques mais économiques. b)Des prix minimaux d’entrée : un protectionnisme ciblé pour permettre la transformation écologique de l’agriculture.
Conclusion.
I. Pas de sortie des pesticides sans une profonde diversification des cultures
Parmi les éléments de langage les plus utilisés par les lobbyistes de
l’industrie chimique figure celui selon lequel les pesticides seraient
« les médicaments des plantes ». Cet argument est simpliste et trompeur
car bien davantage qu’un médicament, les pesticides sont avant tout l’un des principaux outils de compétitivité économique de l’agriculture conventionnelle. Depuis leur apparition dans les champs français, au milieu du XXe
siècle, les pesticides ont rendu possible une profonde transformation
des systèmes de cultures visant à en accroître la productivité. Le
contrôle chimique des ravageurs et pathogènes des cultures a ainsi
remplacé le contrôle agronomique, assuré en partie par des rotations
longues et diversifiées. Ces rotations ont été raccourcies et
simplifiées, au profit d’un petit nombre d’espèces dominantes : blé,
orge, colza et maïs. Les espèces rustiques bien adaptées à la culture
sans intrants chimiques (luzerne, sainfoin, sarrasin, seigle, épeautre…)
sont devenues minoritaires voire marginales en raison de leurs
rendements jugés trop faibles. Ce déclin a également touché les variétés
paysannes, c’est-à-dire sélectionnées au champ par les paysans en
fonction de critères variés[19], au profit de variétés modernes à haut rendement, développées par l’INRA puis par l’industrie[20]. Enfin, l’utilisation des pesticides a permis l’agrandissement des exploitations agricoles à quantité de main d’œuvre égale. L’on comprend donc pourquoi supprimer les pesticides de l’agriculture ne doit pas se faire toutes choses égales par ailleurs. Et pourtant, c’est précisément cela qui se produit dans le cadre des zones de non-traitement (cf. encadré), qui ont suscité la colère de nombreux agriculteurs.
Encadré : Les Zones Non Traitées, une mesure inefficace pour la santé des riverains et pénalisante pour les agriculteurs
En vertu de l’arrêté du 27 décembre 2019,
les agriculteurs n’ont plus le doit d’épandre de pesticides chimiques
sur une bande de plusieurs mètres de large jouxtant des habitations,
écoles, crèches, maisons de retraites, etc. Pour les grandes cultures,
la largeur de cette bande non-traitée est fixée à 20m pour les
pesticides les plus dangereux et 5m pour les autres. Pour les cultures
fruitières et arbustives, la largeur de la bande est fixée à 10m. Les
bandes de 10m et 5m peuvent être réduite à 5m et 3m si des techniques
permettant de réduire la dérive sont appliquées. Cette mesure illustre
parfaitement l’absurdité des politiques mises en œuvre dans le domaine
de la réduction des pesticides : entre la nécessité de protéger la santé
des citoyens et la pression du syndicalisme agricole majoritaire qui
refuse une nouvelle norme entraînant des pertes de rendement, le
gouvernement coupe la poire en deux et impose une réglementation qui ne
protégera nullement la santé des riverains[21] tout en pénalisant les agriculteurs[22].
Pour protéger la santé des citoyens, c’est tout le système agricole qui
doit profondément se transformer. Il est donc contre-productif de faire
peser la contrainte sur les seuls agriculteurs, dont les modes de
production sont en grande partie contraints par les besoins et exigences
de l’aval (collecte et transformation).
Afin de se passer du contrôle chimique des plantes adventices, des
pathogènes et des ravageurs des cultures, il faut recréer les conditions
d’un contrôle agronomique et biologique, dont la diversification des
cultures est la clé de voûte[23],[24]. En effet, des rotations plus longues
permettent de faire baisser la pression des ravageurs et des pathogènes
des cultures, mais aussi celle de la flore adventice, plus diversifiée
et moins pénalisante pour le rendement[25]. L’intégration dans les rotations de cultures dites « nettoyantes » (seigle, sarrasin, triticale, prairie, etc.) et de variétés paysannes à haute tige et à fort tallage
contribue également à affaiblir la flore adventice et permet donc de
diminuer l’usage d’herbicides, y compris pour les cultures suivantes.
Enfin, la généralisation de cultures rustiques ne
nécessitant pas ou très peu d’intrants (luzerne, sainfoin, sarrasin,
seigle, épeautre, etc.) est également un levier intéressant pour réduire
fortement l’usage de pesticides, de même que la diversification des variétés cultivées au sein d’une même ferme, voire au sein d’une même parcelle par la culture de mélange variétaux.
Pour un agriculteur souhaitant s’orienter vers une agriculture sans
pesticides, ce sont en priorité ces changements qu’il faut mettre en
place. La diminution de la quantité de pesticides utilisés sera alors
rendue possible par la mise en place de certains équilibres dans les
parcelles : baisse de la pression des pathogènes, des ravageurs et des
plantes adventices, plantes naturellement plus résistantes, etc. Or, si
les bienfaits agronomiques de la diversification ont été largement
démontrés, y compris en termes de diminution de l’utilisation de
pesticides, sa mise en œuvre se heurte à plusieurs freins. Du côté des
agriculteurs, le frein principal réside dans le risque qu’ils estiment
prendre en se lançant dans des cultures pour lesquelles les semences
certifiées sont peu disponibles, pour lesquelles il n’existe parfois pas
de produit de traitement homologué, et pour lesquelles les techniciens
du conseil agricole ne sont pas formés[26].
Ils ont donc le sentiment de prendre un risque financier, sans garantie
de succès à la clé. Deux types de mesures semblent donc
nécessaires pour répondre à ces problèmes : d’une part inciter les organismes de l’amont à investir dans les espèces et variétés rustiques ; d’autre part soutenir financièrement la mise en place de ces cultures de diversification par les agriculteurs.
a) Réinvestir dans les cultures minoritaires pour faciliter leur adoption par les agriculteurs
Un agriculteur souhaitant se lancer dans une culture minoritaire se heurte aujourd’hui à plusieurs problèmes. Tout d’abord, la faible disponibilité en semences certifiées et l’étroitesse de la gamme de variétés développées.
Par exemple, Semences de France, filiale semences du géant In Vivo et
premier distributeur de semences sur le marché français ne fournit pas
de semences de sarrasin, d’épeautre, de lupin, de pois chiche ou de
lentilles. Un agriculteur qui reçoit habituellement ses semences via
cette coopérative serait donc obligé de chercher ailleurs des semences
pour se diversifier, ce qui constitue une première difficulté. Pour
certaines espèces, c’est l’étroitesse de la gamme de variétés
développées qui peut poser problème. Ainsi, un agriculteur préfèrera
renoncer à adopter une culture de diversification plutôt que d’aller
au-devant de faibles rendements en adoptant une variété peu adaptée à
son sol ou son climat. De plus, s’il rencontre des difficultés en cours
de culture, il ne pourra pas compter sur un accompagnement technique
aussi développé que pour les cultures dominantes, car les conseillers ne
sont pas formés sur ces espèces minoritaires. Il devra donc chercher
par lui-même, dans son entourage ou à travers la documentation technique
disponible, comment faire face à ses difficultés. Enfin, l’absence des
cultures minoritaires et des itinéraires techniques « bas-intrants »[27]
dans les programmes des cursus agricoles et des formations rend leur
adoption par les agriculteurs plus difficile, car ils ont alors le
sentiment de sortir des sentiers battus, sans avoir eu d’expériences
concrètes dans la conduite de ces cultures.
Il est donc nécessaire de remettre ces espèces et variétés
rustiques au cœur des activités de la recherche publique, de la
recherche & développement des entreprises privées, de la formation
des agriculteurs, et de celle des conseillers agricoles. Pour
cela, il convient de mobiliser des fonds déjà existants, mais en les
fléchant davantage vers les espèces minoritaires. Le Fonds de soutien à
l’obtention végétale (FSOV), abondé par la redevance sur les semences
que paient tous les agriculteurs cultivant des variétés certifiées, a
déjà vocation à financer des programmes de recherche et de sélection.
Mais malgré un affichage en faveur de l’agroécologie, il finance
quasi-exclusivement des programmes sur les espèces dominantes. Ainsi,
parmi les 14 projets sélectionnés en 2018[28], 12
incluaient le blé tendre (espèce de céréale la plus cultivée en France)
tandis qu’aucun ne portait sur le seigle, l’épeautre ou l’avoine,
pourtant incluses dans la liste des espèces éligibles. Proposition 1 : Flécher le Fonds de Soutien à
l’Obtention Végétal (FSOV) vers le financement de programmes de
recherche sur les espèces minoritaires et sur les variétés adaptées à la
conduite bas-intrants.
En ce qui concerne le conseil agricole, il est indispensable de replacer l’agronomie au cœur des stratégies de lutte contre les ravageurs et les adventices.
Il est extrêmement révélateur de constater que parmi les 60 actions
permettant d’obtenir des certificats d’économie des produits
phytopharmaceutiques dans le cadre des plans Ecophyto 2 et Ecophyto 2+,
seules deux actions impliquent une diversification au sein de la
parcelle (par l’association colza-légumineuses, actions n°2017-010 et
2019-050), et une seule implique l’introduction d’une nouvelle culture
dans la rotation (action n°2019-058). En revanche, 15 actions consistent
en une « optimisation » des pulvérisations et 26 actions portent sur la
mise en œuvre de solutions de bio-contrôle, qui ne remettent nullement en question la fragilité du système de culture vis-à-vis des ravageurs ou des adventices (cf. Figure 2).
Figure 2 : Classe des 60 actions permettant d’obtenir des CEPP dans le cadre des plans Ecophyto 2 et Ecophyto 2+ Ces solutions de bio-contrôle sont largement poussées par les lobbies de l’industrie des pesticides,
car ce sont eux qui les vendent. IBMA France, l’association française
des entreprises de bio-contrôle, qui a pour mission de promouvoir ces
produits et le développement de leur utilisation, compte parmi ses
membres actifs BASF, Bayer ou encore Syngenta. Cette association
indiquait en 2017 un chiffre d’affaires de 140 millions d’euros pour la
France, en hausse de 25 % comparé à 2016. Le marché des produits de
bio-contrôle couvrait alors 5 % de celui de la protection des plantes
avec un objectif de 15 % d’ici à 2025. Ces entreprises ont ainsi un
puissant intérêt à ce que la diminution de l’usage des pesticides ne
nuise pas à leur chiffre d’affaire et ne remette pas en cause le système
agricole simplifié, constitutivement fragile vis-à-vis des ravageurs et des adventices.
Nous considérons à l’inverse qu’il serait opportun de retravailler
en profondeur la liste des actions afin d’y intégrer une large part
d’actions reposant sur la diversification des systèmes de culture. Cela peut être par exemple le fait de conseiller et d’accompagner l’introduction d’une plante nettoyante[29] dans la rotation afin de faire baisser l’utilisation d’herbicides. Proposition 2 : Revoir la liste des actions
permettant d’obtenir des CEPP afin que celles-ci reposent
majoritairement sur un contrôle agronomique des ravageurs et adventices.
Par ailleurs, nous estimons nécessaire que la fixation des objectifs à atteindre s’accompagne d’une pénalité financière en cas de non-atteinte de l’objectif, comme cela était le cas avant l’ordonnance du 24 avril 2019. Proposition 3 : Rétablir la pénalité financière sanctionnant le non-respect des objectifs fixés en matière de CEPP.
Enfin, les méthodes agronomiques de lutte contre les ravageurs et
adventices doivent être au cœur de la formation initiale en agronomie
des futurs agriculteurs, dans le cadre du BPREA[30],
et des conseillers agricoles, dans le cadre des formations que les
entreprises de conseil dispensent à leurs salariés. Elles doivent
également les former sur les itinéraires techniques des cultures de
diversification, afin que les conseillers soient en mesure d’apporter un
soutien opérationnel aux agriculteurs qui se lancent dans ces nouvelles
cultures. Proposition 4 : Redonner une place centrale à la
formation agronomique dans le cursus de formation des futurs
agriculteurs. Étendre la gamme des espèces cultivées dans le cadre du
cursus afin d’y intégrer des cultures minoritaires. Proposition 5 : Rendre obligatoire la formation des
conseillers agricoles aux méthodes de lutte agronomique et à la culture
d’espèces minoritaires.
b) Flécher les aides à la diversification vers des cultures permettant une réduction de l’utilisation de pesticides
Afin d’inciter les agriculteurs à intégrer des cultures de
diversification dans leurs rotations dans le but de diminuer leur usage
de pesticides, la mobilisation de certains outils de la PAC peut être
envisagée. Dans la PAC 2015-2020, une part des aides du premier pilier
était en effet allouée sous condition de « diversification » des
cultures, dans le cadre des « paiements verts ». Ces paiements verts
permettaient de limiter, certes de façon insuffisante, le déclin des
prairies permanentes, de valoriser les surfaces d’intérêt écologique
(jachères, des cultures dérobées, des plantes fixatrices d’azote, etc.),
et de soutenir les assolements diversifiés qui contiennent au moins
trois cultures différentes. Ce dernier point était largement
insuffisant, car l’obligation de diversité de l’assolement
n’était assortie d’aucune contrainte sur la nature des cultures, et
n’était donc nullement synonyme de diminution des intrants chimiques.
Dans la proposition de la Commission pour la PAC post-2020, cette
obligation de diversité d’assolement est remplacée par une obligation de
« rotation des cultures » qui laisse vraisemblablement aux États la
possibilité d’adapter cette mesure dans le cadre des plans stratégiques
nationaux. Proposition 6 : Dans le cadre du plan stratégique
national pour la PAC post-2020, assortir l’obligation de rotation des
cultures d’un fléchage vers les espèces adaptées à la culture
bas-intrants (céréales rustiques, sarrasin, légumineuses, etc.) ou
permettant de réduire l’utilisation de pesticides dans la rotation
(plantes nettoyantes).
Toutefois, inciter à la culture d’espèces adaptée à la conduite
bas-intrants n’est valable que si ces productions peuvent être ensuite
vendues par les agriculteurs. Or, ils se heurtent bien souvent au manque d’intérêt des entreprises de l’aval agricole pour les cultures minoritaires.
II. Mobiliser l’aval agricole afin d’offrir aux agriculteurs des débouchés pour les cultures de diversification
Les plans de réduction des pesticides mis en œuvre ces dernières
années ont en grande partie échoué parce qu’ils ne prétendaient dans
l’ensemble s’attaquer qu’à la partie émergée de l’iceberg, à savoir
l’application de pesticides par les agriculteurs. Or, comme l’indiquait
justement la conclusion d’une note du Centre d’études et de prospective
sur l’utilisation des pesticides en France[31] : « les systèmes les plus faiblement utilisateurs de pesticides […] nécessitent, pour
être viables économiquement à grande échelle, des débouchés pour les
nouvelles productions et donc de profonds changements dans les filières,
en aval de la production ». C’est à cette gigantesque partie immergée
de l’iceberg qu’il convient de s’attaquer de manière coordonnée si l’on
souhaite rendre possible la réduction et in fine la disparition
des pesticides de nos champs et de nos assiettes. Or cette place
centrale des grandes coopératives dans l’organisation des filières
agricoles est à la fois un des facteurs de verrouillage et un des
leviers possibles de la diversification. Les grandes coopératives peuvent en effet être un facteur de blocage
car elles sont largement spécialisées dans un petit nombre d’espèces
dominantes (blé, orge, colza, maïs), pour lesquelles elles ont opéré
d’importantes économies d’échelle grâce à des volumes collectés très
importants et très standardisés. L’introduction de nouvelles espèces
entre en contradiction avec cette logique de spécialisation, car elle
implique souvent des volumes faibles, éparpillés géographiquement, et
donc des coûts logistiques de collecte et de stockage importants,
synonymes de perte de profitabilité à court terme. Cela peut être le cas
par exemple lorsqu’une coopérative est contrainte de dédier un silo
surdimensionné à une culture dont les volumes collectés sont faibles.
Mais les grandes coopératives peuvent aussi jouer un rôle-pivot pour la diversification,
en permettant d’un côté de mobiliser les agriculteurs et, de l’autre,
de nouer des accords avec l’aval pour ouvrir des débouchés. On peut
citer à cet égard les cas des coopératives Terrena pour le lupin, Dijon
Céréales pour la moutarde, Arterris pour le pois chiche, Triskalia pour
le sarrasin, ou La Dauphinoise pour l’épeautre. S’ils relèvent pour
l’instant davantage d’investissements dans des marchés de niche en addition aux
cultures dominantes plutôt que d’une réelle diversification des
filières, ces exemples ont toutefois le mérite de montrer que des
cultures de diversification peuvent émerger lorsqu’une coopérative
s’implique dans son développement. Proposition 7 : Dans le cadre d’un plan de
diversification de l’aval agricole, fixer aux organismes de collecte,
stockage et de transformation des objectifs chiffrés de développement
des activités concernant les espèces minoritaires. Accompagner ces
objectifs contraignants de l’instauration de crédits d’impôts sur les
investissements faits pour les cultures de diversification (mise en
place d’outils de triage, de silos de stockage ou d’outils de
transformation), y compris pour les coopératives exonérées d’impôt sur
les bénéfices.
III. Pour sortir des pesticides, protéger les producteurs de la concurrence déloyale
a) Les freins à la sortie des pesticides ne sont pas techniques mais économiques
Plus de quarante années de développement de l’agriculture biologique,
dont le cahier des charges exclut le recours aux intrants de synthèse,
ont largement démontré l’efficacité d’une grande diversité
d’alternatives aux pesticides : diversité cultivée, rotations, outils de
bio-contrôle[32], préparations naturelles peu préoccupantes[33]
(PNPP), création de barrières physiques, mécanisation, ou plus
simplement travail humain. Ces alternatives existent pour la
quasi-totalité des usages des pesticides de synthèse. Cependant, elles
ont toutes un point commun : soit parce qu’elles sont moins efficaces
que le pesticide de synthèse correspondant, soit parce que leur mise en
œuvre s’avère plus coûteuse, ces alternatives impliquent généralement des coûts de production unitaires plus élevés. Ainsi, suite à l’interdiction du diméthoate pour protéger les cerises de Drosophila Suzukii[34],
les arboriculteurs qui ont fait le choix de remplacer cette molécule
par une combinaison de plusieurs autres pesticides, ont vu leurs charges
atteindre jusqu’à 4 euros le kilo, dépassant le prix de vente aux
grossistes[35].
Des arboriculteurs qui se sont tournés vers une alternative
non-chimique en mettant en place des filets anti-insectes en ont chiffré
le surcoût : il peut atteindre 50 % du coût de production[36].
Il faut en effet compter 40 000 à 50 000 euros d’investissements à
l’hectare, amortissables sur 10 ans. Les aides auxquelles ce type
d’investissement est éligible font partie du second pilier de la PAC et
dépendent de cofinancements versés par les régions. Toutes les régions
ne soutiennent pas ces investissements et, lorsqu’elles le font, le
niveau d’aides est très variable d’une région à l’autre.
L’affirmation, souvent brandie par les lobbies concernés,
qu’une sortie des pesticides de synthèse conduirait la production dans
diverses impasses techniques est donc fausse. Néanmoins, la contrainte économique est bien réelle
dans un contexte de compétition acharnée par les prix au sein de
certaines filières. L’augmentation du coût de revient est d’ailleurs le
principal frein à l’abandon du glyphosate mentionné par
l’interprofession fruitière[37],
bien qu’aucune étude ne l’ait précisément chiffrée. Il n’y a que pour
la viticulture qu’une étude menée par l’Institut national de recherche
agronomique (INRA) a quantifié le surcoût entraîné par la substitution
du désherbage chimique par du désherbage mécanique : entre 150 et 400
euros par hectare en vignes larges, et entre 450 et 1200 euros par
hectares en vignes étroites[38].
Si l’agriculture biologique a pu jusqu’à maintenant supporter cette
contrainte, c’est précisément parce que ce segment du marché a été en
situation de sous-offre depuis sa création. Cette situation a toujours
permis de répercuter sur les prix finaux les surcoûts liés à
l’application d’alternatives aux pesticides. Mais cette réalité est aujourd’hui gravement menacée :
en fruits et légumes par exemple, les importations à bas prix de
produits issus de l’agriculture biologique, dont le cahier des charges
et le niveau de contrôle diffèrent sensiblement entre pays, pèsent de
plus en plus sur les prix nationaux en créant une surabondance de
l’offre. Les producteurs français « conventionnels » se trouvent donc
devant une double difficulté : fragilisés économiquement, ils ne peuvent
effectuer les transformations et investissements nécessaires à la
réduction de l’utilisation de pesticides ; et, dans l’hypothèse où ils y
seraient parvenus, ils ne peuvent espérer amortir ces investissements
grâce à de meilleurs prix de vente. Tout plan de réduction de
l’utilisation de pesticides en France exige donc de mettre fin, au
préalable, aux distorsions de concurrence avec les pays appliquant des
normes sociales, environnementales ou sanitaires moins élevées.
b) Des prix minimaux d’entrée : un protectionnisme ciblé pour permettre la transformation écologique de l’agriculture
Différentes mesures peuvent permettre de protéger la
production nationale des distorsions de concurrence, comme des quotas de
produits importés, des droits de douane, ou des prix minimaux d’entrée
sur le marché français. Dans la situation française, instaurer
des quotas n’est pas judicieux car nous dépendons très largement des
importations pour notre alimentation quotidienne, en particulier pour
les fruits et légumes[39].
Des droits de douane et des prix minimaux d’entrée remplissent tous
deux la même fonction, c’est-à-dire augmenter le prix des produits
importés afin de réduire leur avantage compétitif, mais diffèrent
sensiblement dans leur mécanisme. Dans le cas des droits de douane, une
taxe est prélevée par le pays importateur. Le montant de cette taxe est
proportionnel ou additionnel au prix initial du produit. L’un des effets
d’une telle taxe peut être d’inciter l’exportateur à diminuer encore son coût de production,
augmentant la pression sur les salaires ou la qualité sanitaire et
environnementale dans le pays de production. En revanche, dans le cas
d’un prix minimum d’entrée, c’est l’entreprise qui importe le produit
qui est tenue d’acheter ce produit à un prix au moins égal au prix
minimum fixé. C’est donc l’entreprise exportatrice qui bénéficie de
l’augmentation du prix. Ce prix minimum n’est pas fixé au hasard
et ne dépend pas du prix initial du produit : il se situe autour du
prix de revient moyen dans les conditions sociales, sanitaires et pédoclimatiques de production en France.
L’une des principales différences entre un droit de douane et un prix minimum d’entrée est donc que ce n’est pas le pays importateur qui perçoit le montant de la « taxe » mais les filières exportatrices.
Ce point est un avantage technique en faveur du prix minimum d’entrée,
car il ne nécessite pas de mettre en place la levée d’une nouvelle taxe
mais uniquement des contrôles afin de s’assurer que les transactions
respectent bien le prix minimum. En revanche, il soulève une question
qui peut a priori sembler problématique : est-il juste que les
entreprises exportatrices, qui sont les premières bénéficiaires de la
logique de compétition-prix qu’il s’agit précisément de neutraliser,
profitent, dans un premier temps, de la mise en place de prix minimaux
d’entrée ?
Deux considérations de principe peuvent répondre à cette
interrogation. D’une part, la répartition de la valeur au sein de ces
filières exportatrices relève de la souveraineté des pays concernés.
D’autre part, la valeur ajoutée supplémentaire conférée aux importations
par les prix minimaux d’entrée sera un enjeu du rapport de force entre
acteurs de ces filières. Cette valeur supplémentaire injectée par le
mécanisme des prix minimaux d’entrée dans les filières exportatrices
constituera un point d’appui pour les luttes sociales et environnementales au-delà des frontières françaises, et participera en cela d’une harmonisation par le haut des conditions de production. Proposition 8 : Instaurer des prix minimaux d’accès
au marché français pour les produits agricoles (matières premières et
produits de première transformation).
Ces prix minimaux seraient applicables à tous les produits importés
qui sont également produits sur notre territoire, qu’ils soient issus de
l’agriculture conventionnelle ou biologique. Ils seraient donc calculés pour ces deux modes de production :
agriculture conventionnelle « en transition » (suivant le calendrier de
réduction de l’usage des pesticides édicté par les autorités) et
agriculture biologique. La mise en œuvre d’une telle mesure ne se
heurterait à aucun frein d’ordre pratique car des coûts de production sont déjà calculés par
les instituts techniques et les chambres d’agriculture pour un grand
nombre de cultures implantées sur le territoire français. Ils servent
notamment de bases aux négociations commerciales annuelles entre
producteurs, transformateurs et distributeurs, et sont également
utilisés dans l’élaboration de contrats d’assurance climatique pour les
cultures.
D’un point de vue politique et juridique, la possibilité
d’instauration de prix minimaux d’entrée pour des produits en provenance
de pays tiers est prévue dans le Traité de fonctionnement de l’Union
européenne (TFUE). L’instauration de l’accord de libre-échange
entre l’UE et le Maroc a d’ailleurs notamment consisté à transformer les
droits de douane sur les fruits et légumes exportés par le Maroc vers
l’UE en prix minimaux d’entrée (par ailleurs trop bas) assortis de
contingents en volumes. L’application de prix minimaux d’entrée sur le
marché européen, appelés alors « prix de seuil » était communément
pratiquée depuis la création de la PAC en 1962 et ce jusqu’à la fin des
années 1990. C’était par exemple le cas dans le secteur laitier : afin
de protéger les producteurs européens, lorsque le prix mondial était
inférieur au prix de seuil, la Communauté européenne imposait des
prélèvements agricoles, c’est-à-dire des droits de douane variables,
destinés à relever le prix de produits importés au niveau des prix
communautaires[40].
Mais après plus de deux décennies de dérégulation des marchés agricoles
européens et de mise en concurrence des agricultures européennes entre
elles, ce n’est plus aux frontières de l’Union que la mise en place de mesures protectionnistes est nécessaire[41] mais bien aux frontières nationales. Or, disons-le clairement, l’instauration d’un tel dispositif à l’intérieur de la zone de libre-échange européenne contreviendrait au principe de libre circulation des biens et des marchandises garanti par le droit européen.
En l’état actuel des traités, la seule possibilité pour un État
d’accompagner l’interdiction d’un pesticide sur son sol d’une
interdiction de l’importation de produits traités avec ce pesticide est
l’application d’une clause de sauvegarde, prévue par les traités
uniquement en cas de risque sanitaire majeur pour les populations (cf.
encadré). Ce dispositif, qu’il n’est réglementairement pas possible
d’activer pour des raisons économiques ou environnementales, ne pourrait
pas être appliqué à l’ensemble des pesticides. Un État européen
souhaitant engager une réelle sortie des pesticides n’a donc d’autre
alternative que de contrevenir aux règles commerciales telles qu’édictées dans les traités.
Face à tout non-respect des règles qui visent à encadrer les échanges commerciaux, la menace de conflits diplomatiques est souvent brandie comme épouvantail par les défenseurs du « marché libre ». Mais le cas du diméthoate (cf. encadré) a apporté la preuve que de tels conflits ne surviennent pas forcément, même en cas de mesure protectionniste avérée. Par
ailleurs, il va de soi que l’instauration de prix minimaux d’entrée par
la France devrait s’accompagner d’une invitation faite à nos
partenaires commerciaux de faire de même, ce dont les producteurs de ces
pays bénéficieraient. Ainsi, nous formulons cette proposition
d’instauration de prix minimaux d’entrée en formant le souhait que
d’autres pays européens l’appliquent à leur tour. Cela enclencherait une
harmonisation par le haut des pratiques agricoles dans l’ensemble des
productions à l’échelle européenne, et concourrait à redonner du sens
aux échanges de produits agricoles fondés sur la qualité des produits et
le savoir-faire de celles et ceux qui les produisent dignement.
Encadré : L’exemple du diméthoate, ou comment une mesure protectionniste a conduit à une harmonisation « par le haut »
En 2016, l’Autorité Européenne de
Sécurité des Aliments (EFSA), saisie par le ministre de l’Agriculture
français Stéphane Le Foll, concluait que l’on ne pouvait pas exclure un
risque sur la santé des consommateurs suite à l’ingestion de cerises
traitées au diméthoate. Néanmoins, la Commission européenne refusa
d’interdire cette substance active au niveau européen. Ce pesticide
était à l’époque très utilisé par les producteurs de cerises, confrontés
à un ravageur (Drosophila suzukii) contre lequel ils
s’estimaient démunis. En avril de la même année, la France interdisait
l’usage de ce produit sur les cerisiers et activait la clause de
sauvegarde nationale prévue par le droit européen en matière sanitaire
afin d’interdire l’introduction, l’importation et la mise sur le marché
de cerises provenant de pays autorisant l’utilisation du diméthoate.
Moins de deux mois après, la quasi-totalité des pays européens
producteurs de cerises avait interdit le diméthoate afin de conserver
leur accès au marché français. Loin de déclencher une guerre commerciale
redoutée par les commentateurs libéraux, cette démarche protectionniste
et unilatérale de la France aura donc finalement été à l’origine d’une
harmonisation « par le haut » des conditions sanitaires de production
des cerises au sein du marché unique.
Conclusion
Affranchir l’agriculture des pesticides est un enjeu central de la
transformation écologique de notre société. Les plans Ecophyto ont tous
commis l’erreur de faire porter l’effort de réduction des pesticides sur
les seuls agriculteurs sans investir massivement dans leur formation et
en laissant largement de côté les autres acteurs des filières agricoles
en amont et en aval. Par ailleurs, le problème de distorsion de
concurrence avec des pays aux normes moins élevées, qui est déjà
dramatique pour des productions comme les fruits et légumes, ne ferait
que s’accroître en cas de sortie des pesticides sans mesure de
protection économique, et accentuerait injustement l’effort demandé à
nos agriculteurs. Pour cette raison, nous estimons qu’il est
indispensable d’instaurer des prix minimaux d’entrée sur le marché
français pour les produits agricoles et les produits de première
transformation qui subissent cette concurrence déloyale. Une fois ce
jalon essentiel posé, la réduction des pesticides devra s’accompagner
d’objectifs contraignants imposés aux autres acteurs du système
agricole : recherche publique, R&D privée, distributeurs de
pesticides, organismes de conseil agricole, coopératives,
transformateurs. Ces acteurs ont tous une part à prendre à l’effort de
réduction des pesticides et de diversification de l’agriculture,
notamment en travaillant davantage sur les cultures minoritaires. Les
actions permettant d’obtenir des CEPP peuvent être de bons outils pour
remplacer les méthodes de lutte chimique par des méthodes agronomiques,
et notamment par la diversification des rotations. Cela implique d’en
remanier profondément la liste, d’imposer un système de bonus et de
pénalités, et donc d’engager un rapport de force face aux puissants
lobbies de l’agro-business.
Les auteurs remercient chaleureusement LL, OR, EE et DD pour leurs précieuses relectures.
[1]
Dans cette note, nous utilisons le terme « pesticides » pour qualifier
l’ensemble des biocides (herbicides, insecticides, fongicides,
bactéricides, rodenticides, etc.) [2]
https://ree.developpement-durable.gouv.fr/themes/risques-nuisances-pollutions/pollution-de-l-eau-douce/pesticides/article/exposition-des-rivieres-aux-pesticides-entre-2015-et-2017 [3] https://www.generations-futures.fr/wp-content/uploads/2019/06/residus-2019-v6-bd.pdf [4] https://www.generations-futures.fr/wp-content/uploads/2017/04/GLYPHOSATE_1_0604172.pdf [5] https://www.inserm.fr/information-en-sante/expertises-collectives/pesticides-effets-sur-sante
Voir également : https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/184000048.pdf [6] Ministère de l’Agriculture, Note de suivi 2018-2019 du plan Ecophyto [7] Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail [8] Expositions professionnelles aux pesticides en agriculture, Vol 1, p8/22 – Rapport de l’Anses, 2016 [9]
Garrigou, A., Laurent, C., Berthet, A., Colosio, C., Jas, N.,
Daubas-Letourneux, V., … & Lebailly, P. (2020). Critical review of
the role of PPE in the prevention of risks related to agricultural
pesticide use. Safety Science, 123, 104527. [10]
Hallmann, C. A., Foppen, R. P., van Turnhout, C. A., de Kroon, H.,
& Jongejans, E. (2014). Declines in insectivorous birds are
associated with high neonicotinoid concentrations. Nature, 511(7509), 341-343. [11] Sánchez-Bayo, F., & Wyckhuys, K. A. (2019). Worldwide decline of the entomofauna: A review of its drivers. Biological conservation, 232, 8-27. [12] European Food Safety Authority [13] https://agriculture.gouv.fr/rapport-de-dominique-potier-pesticides-et-agro-ecologie-les-champs-du-possible [14]
Guichard, L., Dedieu, F., Jeuffroy, M. H., Meynard, J. M., Reau, R.,
& Savini, I. (2017). « Le plan Ecophyto de réduction d’usage des
pesticides en France : décryptage d’un échec et raisons d’espérer. »,
Cahiers Agricultures, 26(1), 14002 [15] Chaîne d’acteurs (producteurs, transformateurs, distributeurs) engagés autour d’une même matière première agricole [16]
Division des terres d’une exploitation agricole en parties distinctes
consacrées chacune à une culture donnée pendant une saison culturale [17]
Selon les derniers chiffres de l’Agence Bio, 7.5% de la SAU étaient en
agriculture biologique début 2019, soit 9.5% des exploitations. [18]
Jusqu’à 2017, les agriculteurs continuaient de percevoir une aide
financière une fois leur conversion en agriculture biologique achevée.
Cette aide permettait de les soutenir en début de parcours, une période
pendant laquelle ils sont souvent fragiles économiquement. [19]
Parmi ces critères, propres à chaque paysan : compétition vis-à-vis des
adventices, résistance aux maladies, qualités gustatives, rendement,
mais aussi couleur, qualités esthétiques, etc. [20] Bonneuil, C., & Thomas, F. (2012). Semences,
une histoire politique : amélioration des plantes, agriculture et
alimentation en France depuis la Seconde Guerre mondiale. ECLM. [21]
Les ONGs de défense de l’environnement et de protection des citoyens
vis-à-vis des pesticides proposent toutes une largeur de 150 – 200m [22]
Les produits issus de ces bandes non-traitées étant commercialisés
comme des produits « conventionnels », au prix du conventionnel, le
surcout lié à la mise en place d’alternatives (bio-contrôle, désherbage
mécanique…) et/ou la perte de rendement qui en résultera constituera un
manque à gagner pour les agriculteurs. [23]
Lechenet, M., Dessaint, F., Py, G., Makowski, D., & Munier-Jolain,
N. (2017). « Reducing pesticide use while preserving crop productivity
and profitability on arable farms. », Nature Plants, 3(3), 17008 [24]
Meynard, J. M., Messéan, A., Charlier, A., Charrier, F., Le Bail, M.,
Magrini, M. B., & Savini, I. (2013). « Freins et leviers à la
diversification des cultures : étude au niveau des exploitations
agricoles et des filières. », Ocl, 20(4), D403 [25]
Adeux, G., Vieren, E., Carlesi, S., Bàrberi, P., Munier-Jolain, N.,
& Cordeau, S. (2019). « Mitigating crop yield losses through weed
diversity. », Nature Sustainability, 2(11), 1018-1026. [26]
Meynard, J. M., Messéan, A., Charlier, A., Charrier, F., Le Bail, M.,
Magrini, M. B., & Savini, I. (2013). « Freins et leviers à la
diversification des cultures : étude au niveau des exploitations
agricoles et des filières. », Ocl, 20(4), D403. [27] Conduite des cultures avec pas ou peu d’engrais et de pesticides de synthèse [28] Liste disponible ici : https://www.fsov.org/uploads/2019/3/fsov-programmes-retenus-en-2018.pdf [29]
Plante très compétitive vis-à-vis des mauvaises herbes qui permet de
les étouffer, et donc de faire diminuer la pression qu’elles exercent
sur la culture suivante. [30] Brevet Professionnel Responsable d’Exploitation Agricole [31]
Butault, JP., Delame, N., Jacquet, F., Zardet, G. (2011).
« L’utilisation des pesticides en France : Etat des lieux et
perspectives. », NESE n°35, p7-26 [32]
Ensemble de méthodes de protection des végétaux basé sur l’utilisation
de mécanismes naturels (exemples : lutte biologique, lâchers de
parasites des ravageurs, utilisation de phéromones…) [33]
Les PNPP sont des préparations, souvent à base de plantes, qui servent
d’alternatives naturelles aux pesticides. Le purin d’ortie en est
l’exemple le plus connu. [34]
Mouche drosophile dont la femelle pond dans divers fruits avant
maturité (cerise, fraise, framboise, myrtille, prune…). Originaire
d’Asie, elle est apparue en France en 2010. [35] Molga P. Les producteurs de cerises durement touchés par l’interdiction du diméthoate. Les Echos, 27/09/2016. [36] E. Aze, communication personnelle [37]
Synthèse du rapport d’étape de la mission d’information commune sur
le suivi de la stratégie de sortie du glyphosate. Novembre 2019 [38] Jacquet et a. 2019. Alternatives au glyphosate en viticulture. Evaluation économique des pratiques de désherbage. [39] Nous importons aujourd’hui 50% des fruits et légumes consommés en France [40]
Rapport d’information n° 481 (2008-2009) de M. Jean BIZET, fait au nom
de la commission des affaires européennes, déposé le 23 juin 2009.
https://www.senat.fr/rap/r08-481/r08-4811.pdf [41]
Voir par exemple la proposition formulée par la FNH et l’Institut
Veblen d’instaurer une exception agri-culturelle et d’interdire les
importations de produits agricoles ne respectant pas les règles de
production de l’UE :
http://www.fondation-nature-homme.org/sites/default/files/doc-commerce-fnh-veblen.pdf